Frayeur n Elle marmonne quelques mots inintelligibles, puis elle pousse un cri qui fait tressaillir l?assistance. Tarbes, dans le sud de la France, au début des années 1890. Le général Georges Noël donne une réception dans sa somptueuse demeure. Il y a surtout des officiers de l?armée mais aussi des poètes, des écrivains, des artistes. La générale ? que les amis appellent familièrement Carmen ou Carmencita ? est toute souriante et tous les invités se pressent autour d?elle. En réalité, elle est le clou de la réception, car Madame Carmen va faire aujourd?hui la démonstration de ses dons de médium et prouver, par la même occasion, l?existence des fantômes. Les fantômes ! En cette fin du XIXe siècle, le spiritisme, lancé quelques décennies plus tôt, connaît ses heures de gloire. On parle beaucoup, dans les salons, de tables tournantes, d?esprits, de voyance. Des dizaines d?ouvrages ont été publiés, des sociétés savantes ont été créées pour étudier les phénomènes de ce que l?on allait appeler plus tard la parapsychologie. Des savants même se mêlaient de spiritisme ! Aujourd?hui donc, Madame Carmen va régaler ses invités d?un beau spectacle. «Mesdames et messieurs?» Le silence se fait aussitôt autour d?elle : c?est le signe que la séance tant attendue va commencer. Une jeune femme s?avance. On chuchote que c?est Augustine, la femme de chambre de la générale et que c?est son médium : cela signifie que c?est par son intermédiaire que va s?effectuer «la manifestation surnaturelle». Madame Carmen met un guéridon au milieu de la pièce puis elle prend place. On tire aussitôt les chaises et on forme un cercle autour d?elle. Augustine prend sa main et la serre fortement dans la sienne. Madame Carmen renverse légèrement la tête et ferme les yeux. Elle reste immobile un long moment, dans le silence total, puis son corps se met à trembler. On voit le guéridon bouger. On chuchote : «Il arrive !» La voix de Carmen change, prenant un timbre grave : «Oui, j?arrive, ma chère Carmen !» Quelqu?un dans l?assistance interroge, à voix basse : «C?est le fantôme ?» On le foudroie aussitôt du regard : il ne faut pas parler, le fantôme ? car il s?agit bien de lui ! ? pourrait repartir. Madame Carmen reprend sa voix habituelle : «Ah, mon cher Bien-Boâ, j?ai cru que vous n?alliez pas venir !» Elle reprend la voix grave : «Comment ne pas venir quand vous m?appelez de votre voix si douce ? Vous savez combien ces échanges avec vous me réconfortent !» De nouveau la voix habituelle : «Et moi donc, je me sens toujours reposée après vous avoir entendu !» Et l?échange va continuer ainsi pendant plus d?une heure? (à suivre...)