Si par mégarde, Ali faisait alors remarquer à sa mère que ses petits-enfants, en bas âge, avaient bien besoin de leur maman, il déclenchait alors une pluie d?imprécations, d?insultes et d?affronts qui s?abattaient sur lui. Elle le traitait d?incapable qui ne pouvait survivre à une gredine de femme ; puis immanquablement, elle lui rappelait, à juste titre d?ailleurs, ce que dans son jeune âge elle avait enduré. Souvent, Mabeya criait qu?elle pouvait passer, avec bonheur, sur l?heure, de vie à trépas, qu?elle était fatiguée de vivre et d?être un fardeau ! Parfois même, elle faisait peur aux enfants en invitant l?ange de la mort à venir soulager tout le monde en la faisant mourir. Un matin, la belle-fille dit à son mari : «Tu as toujours été un bon fils et tu as toujours obéi à ta mère, exauce-lui son dernier v?u ; eh oui ! ta mère a raison. Seule sa mort apportera une solution. Elle se reposera enfin ! Elle a tellement travaillé ! Moi et les enfants on aura, aussi, la paix !», dit-elle plus bas. Puis câline, la coquine continua : «Tu l?emmèneras avec toi à la forêt et tu lui demanderas de ramasser à tâtons les olives : quand elle se baissera, tu lui donneras un coup de bâton. Elle est si faible qu?elle en mourra ! Je sais que tu n?es pas fort ! Alors comme preuve de sa mort, avant de l?enterrer, tâche de lui arracher son foie et de me l?apporter !». Comme le mari ne disait mot, la bru menaça : «Sinon je fuirai la maison et tu verras mourir un à un tes enfants !» De tels propos choquèrent d?abord le mari. Mais un jour, de guerre lasse, Ali proposa à Mabeya de l?accompagner comme au bon vieux temps. La mère sans méfiance suivit son fils. Comme elle se baissait pour ramasser les olives parterre, il l?embrassa furtivement sur le front et l?assomma d?un coup de bâton. Il retira son foie, l?enveloppa dans un foulard et le cacha dans le capuchon de son burnous. Il ensevelit rapidement la pauvre vieille et retourna à la maison à la hâte. Sur la route, il croisa deux bandits de grands chemins. Intrigués par la capuche bedonnante du paysan, ils le suivirent. Il faut dire que c?était la coutume des colporteurs et des commerçants de chez nous de mettre l?argent dans le capuchon de leur burnous pour avoir les mains libres. Les malfaiteurs ne tardèrent pas à l?agresser et à le traîner dans un ravin. L?un d?eux leva sur lui son khandjar, prêt à le poignarder quand le foie bondit hors de la capuche, semblable à un hérisson en boule. Il (le foie) vola et heurta des bandits pour les piquer et les brûler telle une boule de feu. Il roula et enfonça ses piquants dans le bras de l?agresseur. D?un bond, il sauta à la gorge du second et s?y accrocha et ne lâcha prise que lorsque le brigand, mort de peur, s?effondra. Alors le hérisson se laissa tomber à terre et redevint ce qu?il était : un foie ensanglanté qui se mit à tressauter, en suppliant les malfaiteurs. «Laissez partir mon Ali ! Epargnez-le, je vous en prie ! Comprenez, je l?ai engendré, il ne m?a pas engendré, c?est pourquoi je tremble pour lui, comme lui a tremblé pour ses enfants et m?a même assassiné pour les protéger ! D?ailleurs moi aussi, à l?instant même, pour sauver mon fils, j?étais prête à vous tuer !» Les malfaiteurs pétrifiés laissèrent tomber leurs poignards et consultèrent le paysan du regard. Ce dernier se releva, tremblant d?émoi et bredouilla : «Ce foie qui saigne et baigne dans son sang, ce foie qui vous a attaqués pour me sauver et m?aider une dernière fois, c?est le foie de ma mère à qui j?ai donné la mort pour plaire à ma femme et garder mes enfants. Bonnes gens ! J?ai tué ma mère et je lui ai arraché son foie. Racontez cette histoire autour de vous. J?ai?» Le mauvais fils ne termina pas sa confession et s?écroula raide mort. Avant de repartir, à la lisière du bois, les brigands l?enterrèrent près du foie de sa mère. Sur la tombe d?Ali poussa alors tout un champ de blé ; sur celle du foie ensanglanté un parterre de coquelicots rouge sang ! Quand le vent souffle dans la forêt, les gens du village, qui connaissent la légende du foie, savent que ce n?est pas le vent qui gémit et qui fait courber les épis : c?est le pauvre paysan qui caresse sa mère et lui demande éternellement pardon !