Le monde moderne est devenu un monde d'objets. Nous sommes environnés d'objets. Ce ne sont plus des outils de survie, ce sont des instruments utilitaires, de confort, de rapidité, de facilité d'exécution. Ils ont changé nos vies. Ils changent aussi le crime et la folie de certains. Un téléphone, par exemple. Objet noir sur le bureau du docteur Enzo Limiti à New York. Objet pratique, indispensable, porteur de nouvelles et véhicule d'informations, il peut devenir objet d'angoisse. Objet maléfique. Tout dépend qui est à l'autre bout. Anonyme. «Allô ! Docteur Limiti ?» Une voix d'homme rapide qui attend tout juste la confirmation. «Oui, répondit machinalement le docteur Limiti. — Ne quittez pas.» Enzo Limiti est médecin anesthésiste. Sa journée est terminée, il est vingt heures, heure à laquelle à New York les hommes provisoirement seuls comme lui se demandent s'ils vont commander une pizza par téléphone ou sortir avaler un hamburger dans un bar ou encore extirper un plat surgelé du congélateur et le réchauffer deux minutes au micro-ondes. Madame Limiti est en voyage à Chicago, elle a pris l'avion ce matin pour aller voir sa mère. La femme de ménage a emmené leur fils, Jiji, cinq ans, chez son beau-frère. Enzo Limiti est donc seul. Américain d'origine italienne, la quarantaine, cheveux gris, dents blanches, teint mat et joues creuses, Enzo Limiti est un bel homme et un anesthésiste de renom. Un mari et un père sans problèmes extraordinaires. Il entend dans l'appareil la voix de l'homme dire en s'éloignant légèrement : «Parle... c'est ton papa.» A l'autre bout l'écouteur change de main et le docteur entend la petite voix claire de son fils : «Allô ! Papa ? Bonjour, papa…» Le fait que la voix précédente est inconnue et que cette voix a dit «ne quittez pas» fait pâlir brusquement le père. «Jiji ? Où es-tu ? — Tu m'entends, papa ?» L'objet téléphone pour un petit garçon de cinq ans des années quatre-vingt est un objet familier, sans magie particulière, et Jiji, comme tous les gosses de son âge, l'utilise déjà avec aisance, pour peu qu'on lui fasse le numéro. «Bonjour, papa... tu m'entends, papa ? — Oui, je t'entends, Jiji, réponds-moi, où es-tu ?» L'écouteur change à nouveau de main. La voix d'homme, calme, froide, un peu traînante, parle à nouveau : «Ne vous inquiétez pas, docteur. Pour le moment votre fils est avec nous, dans de bonnes mains…» Il y a un court silence voulu, pour accentuer l'expression «bonnes mains». «Il vous sera rendu très vite si vous faites ce qu'on vous demande.» Le docteur Limiti a compris. Un kidnapping. Cette chose qui arrive toujours aux autres lui arrive à lui. Il a compris, mais n'analyse pas encore. La stupéfaction, l'angoisse, l'incrédulité se mélangent dans son cerveau. Aucun son ne peut sortir de sa bouche. «Allô ! Vous êtes là, docteur ? — Oui, je,suis là... Je suis là, j'écoute. — Bien. Ecoutez. Brice Hamilton est actuellement dans votre hôpital ? — Oui. — Il doit être opéré demain ? — Oui. — Vous allez vous débrouiller pour qu'il meure et votre fils vous sera rendu.» Un déclic, quelques secondes de silence grésillant, puis le docteur entend la tonalité dans l'appareil. On a raccroché sans autre détail. Sur cet ordre abrupt et complètement fou. Enzo Limiti, lui, met un moment avant de reposer le combiné qu'il contemple machinalement, comme si l'objet noir pouvait lui en apprendre plus. D'où vient l'appel ? Qui est cet homme ? Où est son fils ?... Hélas, les objets n'ont pas d'âme et sont limités à leur fonction. Le téléphone noir a transmis, un point c'est tout. (à suivre...)