Deux hommes habitaient avec leur famille dans des chambres voisines donnant sur le même patio. L'un d'eux, Rachid, avait des enfants. Il était honnête, travailleur, exact et bon père de famille. Il rentrait tous les jours à la maison dès le retour de son travail et donnait sa paye à sa femme. L'autre, Saïd, travaillait dans la même fabrique que son voisin. Mais il rentrait chez lui à sa fantaisie et laissait sa femme et ses enfants dans la misère. C'était un joueur invétéré aux dominos, aux cartes, aux chevaux. Il jouait souvent sa paie. La femme de Saïd, voyant à travers les rideaux le paisible bonheur et l'ordre de sa voisine, pensait : «Comment peut-il se faire que je sois si malheureuse ? Mon voisin a le même travail que mon mari. Leurs salaires sont identiques. Or, chez lui, c'est l'aisance. Ici, c'est la misère.» Elle pressait son mari de questions auxquelles il ne répondait que par de vagues excuses. Mais ces reproches lui étaient désagréables. Il finit même par détester son voisin, car, s'il n'avait été un point de repère permanent à côté de lui, sa femme se résignerait sans protestation à son sort. Un jour, les deux voisins étaient de repos. Saïd dit à Rachid : «On sort prendre un café ? — Volontiers. Mais, pourquoi aller s'enfermer dans un café ? Changeons d'air. Faisons une petite promenade.» Saïd s'attendait à la réponse et rentrant chez lui, il se munit de son nécessaire à raser qu'il mit dans sa poche. Ils marchèrent. Rachid souhaitait marcher en se délassant. Mais Saïd pressait le pas et désirait aller le plus loin possible, dans la forêt. Quand ils furent arrivés dans un lieu tout à fait désert et entouré d'arbres, Saïd dit-à Rachid : «J'ai envie de me raser !...» Rachid le regarda et sourit : «Si tu as ton rasoir, tu feras bien, car tu as une barbe de deux jours. — Rase-moi d'abord, je te raserai après», répliqua Saïd sur un ton de bonhomie confiante. Rachid le rasa donc. Puis Saïd fit asseoir son voisin, le barbouilla de savon, prit sa tête sous son bras gauche, sortit son rasoir de la main droite, le plaça sur sa gorge et lui dit : «Si je te coupais la gorge... Entre amis on peut avoir confiance... Mais, si je le faisais, qui serait témoin ? — Dieu !...», dit Rachid. Et Saïd lui trancha la tête. Il fit un trou dans la terre, y déposa son camarade, reboucha la fosse, égalisa la terre, nettoya ses instruments, secoua sa veste, la remit et s'en retourna chez lui. Au soir, la femme de Rachid, inquiète de ne pas voir arriver son mari si ponctuel, alla chez la voisine trouver Saïd : «Mon mari n'est-il pas sorti avec toi ? D'où vient qu'il ne soit pas de retour ? — Je l'ignore. Nos chemins ont divergé.» (à suivre...)