Dans ce quartier de la ville où avait l'habitude de stationner ce mendiant aveugle, les gens se montraient assez généreux avec lui. Il faisait depuis de longues années partie du paysage : le carrefour, la fontaine publique, le souq voisin et, dans ce va-et-vient permanent, l'aveugle immobile avec son refrain monotone. Il arrivait parfois que des gens lui donnassent une pièce d'or de cinq dinars, au besoin en réclamant la monnaie. L'aveugle était heureux de collectionner ces pièces. Et même lorsqu'il allait le soir acheter son pain, il priait le boulanger de lui échanger toute sa menue monnaie contre une ou deux belles pièces d'or. Il faut avouer que ce brave homme dont la vie était assez terne puisqu'il était privé de la joie essentielle de communiquer avec le monde par la vision, possédait au fond de son cœur une véritable passion pour sa réserve d'or. Sa joie était de la compter. Elle représentait sa sécurité, son trésor. Il avait si peur qu'on la lui dérobât qu'il avait fabriqué un bouchon mobile pour une canne creuse et qu'au fur et à mesure qu'il les recueillait, il empilait ses dinars au fond de cette canne placée dans l'encoignure du bahut de sa chambre. De temps en temps, il soupesait sa canne et son visage rayonnait de satisfaction. Or, un jour, un habitué du quartier eut son attention retenue par la fréquence des gestes de charité dont bénéficiait ce pauvre. Il était intrigué et se demandait comment il utilisait cet argent puisqu'aucun achat notoire n'était fait par l'aveugle. Il le suivit donc et rentra subrepticement derrière lui quand le mendiant ouvrit la porte de sa chambre. Il le vit chercher sa canne, la dévisser, y déposer ses dinars. Le lendemain, il sortit derrière lui, alla dans un magasin, acheta une canne semblable et, reprenant le même procédé pour s'introduire dans le logis de l'aveugle, il put faire une substitution et repartir avec la canne porteuse du trésor. Le mendiant fut fou de douleur quand il s'aperçut du vol perpétré contre lui. Il alerta ses voisins. Chacun fit des recherches. En vain. Il se fit alors conduire à la mahakma (tribunal). Le cadi lui demanda : «Connais-tu ton voleur ? — Non. — As-tu des soupçons ? — Aucun. — As-tu des ennemis ? — Je ne m'en connais pas. — Alors, nous ne pouvons rien pour toi». Mais l'homme qui avait dérobé la canne avait mauvaise conscience et se tint obligé de faire réparation en prenant cet infirme en charge. Il décida donc d'acheter chaque matin un gros beignet chaud (sfindjel) chez le friteur voisin et de le donner à l'aveugle pour qu'il ait au moins une nourriture agréable chaque jour. Au bout de trois ou quatre jours, l'aveugle l'interpella avec vivacité : «C'est toi l'homme au beignet ? — Oui. — Suis-moi. Tu es le voleur.» Et poussant de grands cris, l'infirme ameuta le quartier : «Voilà mon voleur ! Voilà mon voleur !...» Les badauds s'attroupèrent. On mena le plaignant et l'homme au beignet à la mahakma où le mendiant renouvela avec véhémence ses accusations : «Cadi, voilà mon voleur. — Tu le connais ? — Non. Je ne l'ai jamais vu, mais je sais que c'est lui. — Quelle preuve en as-tu ? — Ya Sidi-el-qadi... Mon argent, de ma vie, je n'ai jamais voulu le manger. Or, précisément, le beignet qu'il me donne n'arrive pas à passer ma gorge. C'est donc qu'il est pris sur mon argent...» Mais le cadi, d'un geste, congédia l'homme et dit au mendiant : «Rezqek haram 'alik...» «C'est que ton trésor était ton péché.»