On parle encore d'une vente à rebondissements qui a eu lieu il y a quelques dizaines d'années à Provins. Il y avait dans cette ville deux sœurs d'un âge avancé, toutes deux célibataires et sans héritiers. Les deux sœurs moururent à la même époque et, comme personne ne s'était présenté pour recueillir leur héritage, un notaire et un commissaire-priseur furent chargés de l'inventaire et du règlement de la succession. Un généalogiste des environs s'y intéressa. Ces deux vieilles demoiselles comptaient une foule d'amis dans la ville, mais aucun parent. On eut beau chercher dans tous leurs papiers personnels, pas l'ombre d'un testament. Le généalogiste se disait que, forcément, il allait retrouver un parent, même éloigné, qui serait ravi de toucher ce pactole (rappelons qu'à l'époque les droits de succession étaient bien plus légers que de nos jours…). Le généalogiste, donc, se rend au lieu de naissance des deux sœurs et commence son enquête, examine leur arbre généalogique, en parcourant les branches vers le haut et vers le bas ; il finit par établir une liste d'héritiers au cinquième degré. Six personnes au total, dispersées un peu partout en France. Les six heureux bénéficiaires de ce coup de chance se montrent très intéressés par la bonne nouvelle. On règle assez rapidement la répartition du pactole. Tous les héritiers tombent d'accord pour que le mobilier soit dispersé aux enchères publiques. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes… C'est par un beau jour de printemps que la vente a lieu. De belles pièces anciennes. La foule des amateurs est nombreuse et, au premier rang, on aperçoit les six visages réjouis des héritiers, qui voient avec délice monter les enchères. Les meubles sont partis, et même «bien partis». On passe alors à une très belle et très importante collection que les deux sœurs avaient héritée de plusieurs générations d'ascendants… Non pas des bibelots, mais des livres. Il y avait là tout ce qu'on pouvait espérer, du meilleur et du pire : des dictionnaires Larousse, des romans à l'eau de rose, des Alexandre Dumas reliés en veau et, bien entendu, les œuvres pratiquement complètes de la comtesse de Ségur, en édition ancienne, avec les illustrations de l'époque. Les amateurs boudent un peu ces livres, et c'est un bouquiniste du coin, seul preneur de ces lots, qui emporte le tout pour trois fois rien… Dès qu'il a emporté l'adjudication, ce libraire prend possession de son bien et le commissaire-priseur lui tend des piles de volumes pour qu'il en remplisse les cartons prévus pour leur transport. C'était à la bonne franquette… Mais tout le monde essayait d'accélérer les choses, et c'est de là que vint la catastrophe. En tendant Un bon petit diable – doré sur tranche – au nouvel acquéreur, le commissaire laisse tomber le livre, qui heurte le sol et s'entrouvre : du volume, on voit s'échapper un document ; on le ramasse, on regarde de quoi il s'agit : c'est le testament des vieilles filles… Et le pire, c'est que ce testament olographe, dûment daté et signé conjointement par les deux sœurs, laissait tous leurs biens… aux Petites Sœurs des pauvres ! Les six ayants droit, qui avaient fait des frais de déplacement pour assister à la constitution de leur héritage, sont repartis avec les débris de leurs espoirs… En traitant leurs lointaines cousines de «vieilles biques», parions-le…