Comme un coup de vent, le vieux spahi Rabah, si majestueusement nonchalant d'habitude, entra dans mon bureau : — Eh bien ! fis-je étonné, quoi de neuf, Rabah, qui t'a fait lever de si grand matin ? — Ah ! Sidi, il n'y a rien de nouveau – que le bien – seulement (je m'attendais à ce seulement) un homme des Aït Karen est venu apporter un rapport du Cheik : il dit que le marabout Si Ali ou Toufik, d'Iril Azereg, a été assassiné cette nuit. — Comment, dis-je en souriant, tu appelles cela rien de neuf ! va donc de suite seller mon cheval et le tien, nous allons partir sur l'heure pour faire l'enquête judiciaire. Pendant que mes gens se préparaient et que je prévenais télégraphiquement le Parquet, je fis causer le porteur de la nouvelle : la victime, Si Ali, était un jeune marabout, fils d'un agent du Service judiciaire. Agé de vingt à vingt-cinq ans, d'un caractère fier et triste, il vivait à l'écart, mais passait pour honnête et sans ennemi ; on ne soupçonnait personne, nul n'ayant eu intérêt à le faire disparaître. On l'avait trouvé, la tête coupée, le corps mutilé, l'oreille gauche arrachée, châtiment réservé aux séducteurs et aux proxénètes : il n'avait pas été volé, sa montre et son porte-monnaie bien rempli étaient encore sur lui. C'était donc une vengeance. L'affaire semblait promettre de curieux épisodes. J'allais sauter à cheval, lorsque le vieux chaouch Ali, qui connaissait à fond les dessous de la région, me dit à l'oreille : — A Iril-Azereg, s'il y a un crime, il faut toujours faire arrêter les deux frères Hiadaden, Ahmed et Mohand. De près ou de loin, ils y ont toujours trempé. Fais ton profit de ce que je te dis, mais, silence ! ne dis pas que je t'ai prévenu ou mon cou est bien malade ! Et le bonhomme se passa la main sur la gorge avec une grimace significative. Je remerciai et je me hâtai de filer bon train en répétant philosophiquement le fameux aphorisme, si vrai en Kabylie surtout : cherchez la femme ! La route fut dure, car la chaleur était intense dans les ravins que nous avions à traverser et les chemins décrivaient de fantaisistes arabesques dans le pays le plus tourmenté de l'Algérie. J'arrivais vers dix heures à demi grillé sur mon cheval éreinté et ruisselant de sueur. Après avoir avalé un demi-pot de leben (petit-lait), je me mis de suite à faire les constatations d'usage, puis à l'interrogatoire des voisins et des parents du défunt. Il ne me fallut pas longtemps pour m'apercevoir qu'il y avait parti pris dans le village. Personne ne pouvait me fournir le moindre renseignement, personne n'avait rien vu, rien entendu. Le cadavre avait été trouvé vers huit heures du soir, encore palpitant, étendu sur une pierre au milieu de la cour. La mère du marabout, qui était au moment du meurtre dans la maison, endormie, disait-elle, donnait tous les signes d'une douleur bruyante et d'une épouvante réelle. Mais elle aussi ne voulait rien dire pour aider à venger son fils. Que se passait-il donc ? A chaque question que je posais, un concert de manarf et d'ou sin ara (je ne sais pas !) s'élevait de toutes parts. Jamais je n'avais vu pareille unanimité de témoignages. Rabah lui-même y aurait perdu son latin, s'il l'avait su : après avoir fureté de tous côtés pour trouver quelques indices, il revint bredouille s'asseoir sur une pierre, près de moi, en répétant mélancoliquement : — Tous carottiers, Sidi, tous !