Alfred Wegener contemple les côtes du Groenland, qui se rapprochent lentement. Nous sommes en juin 1930. A cette époque de l'année, les conditions climatiques sont encore supportables et quelques rares touffes de verdure sont visibles ici et là. Il n'empêche qu'il ne fait pas 10°C et que, dès le mois de septembre, les températures passeront au-dessous de zéro. Malgré ses cinquante ans et sa constitution pas spécialement robuste, Alfred Wegener s'est lancé dans cette expédition, qui doit se poursuivre une année entière. On lui a dit que ce n'était pas raisonnable, mais rien n'y a fait. Il voulait effectuer ces observations qui lui paraissaient capitales. La curiosité scientifique était la plus forte. Car Alfred Wegener est un savant, un grand savant. Docteur en astronomie et en météorologie à l'université de Marburg, puis professeur extraordinaire à l'université de Hambourg, il est l'un des plus éminents esprits de son siècle. Il est surtout l'auteur d'une théorie révolutionnaire : la dérive des continents. Selon lui, à l'origine, toutes les terres ne formaient qu'une seule masse. Elles se sont séparées et, depuis, elles ne cessent de s'éloigner les unes des autres. Cette théorie a, entre autres, le mérite d'expliquer les tremblements de terre, qui sont causés par le déplacement des plaques continentales, ainsi que la formation des chaînes de montagnes. Mais elle est beaucoup trop novatrice et, à cette époque, la majeure partie du corps scientifique la rejette avec véhémence. Elle sera pourtant prouvée de manière irréfutable quelques dizaines d'années plus tard. Le capitaine Hansen s'approche d'Alfred Wegener, toujours absorbé dans sa contemplation du Groenland. La barbe poivre et sel, le teint buriné, le capitaine a tout du vieux loup de mer. Pendant toute la traversée, il a observé avec curiosité cet être original, la plupart du temps perdu dans sa rêverie scientifique et il s'est pris de sympathie pour lui. Il lui montre le paysage désolé où ils vont accoster. — Voici le théâtre de vos exploits, professeur. Vous n'êtes pas inquiet ? Alfred Wegener le considère avec surprise : — Inquiet, pourquoi ? Mon procédé de sondage de la calotte glaciaire par le son est parfaitement au point. Grâce à lui, je pourrai déterminer son épaisseur, ce qui sera décisif pour comprendre les évolutions du climat. Bien sûr, pour cela il faut se rendre à l'endroit où la glace est la plus épaisse, c'est-à-dire au centre du Groenland. — Et c'est loin de la côte ? — Trois cent cinquante kilomètres. A cet endroit, l'altitude est de trois mille mètres, c'est vous dire l'importance de la couche glaciaire ! — Et qui va y aller ? Vous-même ? — Non, je resterai sur la station côtière, pour coordonner les opérations. Ce seront les docteurs Georgi et Sorge qui se chargeront de cette mission. Alfred Wegener désigne à son interlocuteur deux personnages d'une cinquantaine d'années comme lui, qui sont en ce moment lancés dans une discussion véhémente. Le capitaine Hansen les considère avec quelque scepticisme. — Vous pensez qu'ils vont s'en sortir ? — Comment pouvez-vous me poser la question ? Ce sont les plus éminents dans cette spécialité. Leurs travaux font autorité. Ils sont docteurs honoris causa de nombreuses universités. — Ce n'est pas cela que je voulais dire. Je parlais sur le plan physique. Alfred Wegener réfléchit un instant, comme si c'était la première fois qu'il se posait ce problème, et conclut : — Il faudra bien (à suivre...)