Deux hommes dans un bateau remontent la Serpentine, la pièce d'eau qui agrémente Hyde Park, au cœur de Londres. «Deux hommes dans un bateau», cela fait penser au célèbre livre de Jerome K. Jerome, Trois hommes dans un bateau, ce chef-d'œuvre de l'humour britannique. Et, effectivement, ce qui est en train de se produire prêterait plutôt à sourire. Les deux hommes en question, en train de ramer sur leur embarcation orange de quatre mètres soixante-cinq de long, ne font nullement partie de ces Londoniens qui se donnent un peu d'exercice dans le grand parc de la capitale. Ils sont venus là pour rencontrer la presse. Après quoi, ils mettront leur bateau sur un autre plus grand, un cargo, qui les emmènera en Amérique, d'où ils repartiront. Car tel est l'exploit qu'ils projettent d'accomplir traverser l'Atlantique à la rame ! A présent, ils s'extraient de leur barque pour aller à la rencontre des journalistes. Ceux-ci ne sont guère nombreux à s'être déplacés. Il faut dire qu'en cette année 1966 traverser l'Atlantique à la rame est une performance qui n'a jamais été réussie ni même jamais tentée. Les deux hommes semblent, malgré tout, avoir quelques dispositions pour cela. Ce sont, en effet, des colosses. David Johnstone, un mètre quatre-vingt-dix, cent vingt kilos, est reporter pour une chaîne de télévision. Les mensurations de John Hoare sont moins impressionnantes : un mètre quatre-vingt-cinq, cent kilos, mais il dégage peut-être une impression de puissance plus grande encore. D'ailleurs, avant d'être représentant de commerce, il a longtemps été pilier dans une équipe de rugby. C'est lui qui se dirige vers le groupe restreint des journalistes. Avant qu'il ait pu prononcer une parole, son compagnon l'écarte du bras : — Laisse-moi, je vais parler. C'est mon métier après tout... John Hoare a un grognement de contrariété, mais n'insiste pas et se retire en haussant les épaules. C'est donc le seul David Johnstone qui répond aux questions plus ou moins ironiques de la presse : — Vous comptez aller loin comme cela ? — Traverser l'Atlantique. — Vous n'avez pas peur de chavirer ? — C'est impossible. L'embarcation est insubmersible grâce à deux caissons étanches. — Pourquoi partez-vous d'Amérique et non d'Europe ? — Parce que c'est dans ce sens-là que vont les vents et les courants. — Où comptez-vous arriver ? — N'importe où en Angleterre. Sur une jolie plage de préférence. — Et comment s'appelle votre bateau ? — «Le Puffin»... «Puffin», en anglais, signifie «macareux». C'est un grand oiseau de l'Atlantique, qui ressemble au perroquet. Il est particulièrement endurant dans son vol, c'est la raison pour laquelle les deux équipiers ont choisi ce nom. Les journalistes ont encore une dernière question à leur poser : — Il y a longtemps que vous vous connaissez ? David Johnstone n'a pas le temps de parler. John Hoare l'écarte à son tour pour donner la réponse : — Pas du tout ! On s'est rencontrés par hasard... Ils remontent dans leur grande barque orange et s'éloignent rapidement à coups d'aviron. Leur technique et leur puissance sont incontestables, mais cela ne modifie pas le scepticisme des journalistes. L'un d'eux fait remarquer aux autres avec une pointe d'humour noir, que puffin rime avec coffin, ce qui signifie «cercueil» en anglais. Un autre émet un avis plus sérieux : — Ils échoueront. Et pas parce que c'est trop loin ou trop difficile, mais parce qu'ils ne s'aiment pas ! (à suivre...)