: La première question qui nous vient à l'esprit après avoir lu votre livre est la suivante : que voulez-vous démontrer en ayant choisi le personnage de Kaïd Ahmed ? Est-il important pour vous, pour lui avoir réservé plus de 500 pages et si vous ne vous étiez pas retenu, vous auriez écrit peut-être le double, selon vos déclarations ? KAMEL BOUCHAMA : En effet, je pouvais écrire plus, parce que le personnage est, pour moi et ceux de ma génération, une valeur d'exemple par cette force incroyable qui le faisait comme «personne ne pouvait être lui». Il possédait des qualités, rarement réunies chez d'autres responsables. Ce que je dis là sont des sentiments sincères à l'égard de Si Slimane avec qui nous avions, mes amis et moi, les anciens responsables de la jeunesse et du parti, des liens particuliers dans le cadre du travail, de la sensibilisation et de la mobilisation des masses. Maintenant, qu'est-ce que je veux démontrer en l'ayant choisi ? C'est très simple. Kaïd Ahmed incarnait l'engagement, dans le sens large du terme, le sacrifice, le travail bien fait, l'intégrité, la lucidité, le courage politique, les principes et d'autres valeurs, au niveau de toutes les missions qui lui ont été confiées. Cependant, ces qualités ne l'ont pas exempté de «petites choses» au sein d'une équipe qui était loin d'être homogène, mais qui a fini par s'accorder quand il a fallu «avoir sa peau», parce qu'il dérangeait sérieusement. Cela, parce que tout était permis au chapitre de la vindicte, même si Kaïd Ahmed n'avait pas le profil de celui qu'on a accusé perfidement de plusieurs «outrages». Ainsi, la malveillance entretenue par des orfèvres avait la capacité de transformer le mensonge en réalité chez des gens qui achetaient au comptant tout ce qu'on leur présentait au marché du tumulte. Cette agitation, faite d'anecdotes, de ragots, de contrevérités, venait frapper d'anathème ceux qui se dressaient avec ténacité contre des fonctionnements anarchiques et des pratiques malpropres qui choquaient la société. Mais, quand bien même me suis-je appesanti sur ces aspects, il demeure que le véritable message que je transmets à travers cet ouvrage est ailleurs. Il n'est pas dans la défense de Kaïd Ahmed qui, de son vivant, percevait ces situations malheureuses et les transcendait avec son charisme, sa force de caractère et, bien-sûr, avec sa bonne conscience et son honnêteté. Mais puisque cet ouvrage n'est pas venu pour défendre spécialement et uniquement Kaïd Ahmed, selon votre affirmation, où se situe donc votre message dans un écrit de cette dimension ? Une très bonne question, en effet, qui me permet de vous dire 'essentiel, sinon la raison de ma présente contribution à l'information et à l'éveil de la jeunesse. Tout d'abord, laissez-moi vous dire que cet ouvrage, qui paraît la veille du 50e anniversaire de l'Indépendance, est une occasion propice pour donner aux jeunes ce qu'ils attendent de leurs aînés en matière de valeurs qui ont animé, de tout temps, notre peuple dans sa lutte pour l'émancipation. Alors, à travers Kaïd Ahmed, le bon pédagogue, le nationaliste cultivé, le combattant engagé et l'homme d'Etat averti, je ne pouvais donner meilleur exemple de cette Algérie qui s'est imposé un élan incomparable, en une certaine période de l'Histoire, par la foi inébranlable, le savoir, l'expérience, l'audace et le sacrifice de ses meilleurs enfants. En effet, Kaïd Ahmed, au courage politique avéré, représentait cette Algérie qui avançait et l'antithèse de ceux qu'on qualifiait de «race qui n'a aucune individualité positive», selon cette humiliante sentence du colonialisme pour nous déprécier et confirmer le stéréotype de notre «personnalité négative», longtemps seriné par ses tenants. A partir de là, c'est-à-dire du parcours ô combien élogieux de Kaïd Ahmed, je dis aux jeunes, qui désespèrent parce qu'ils subissent aujourd'hui les aléas de notre mauvaise gestion – disons de notre politique au rabais –, que l'Histoire ne s'écrit pas que pour les autres, elle s'écrira également pour nous, avec des plumes sincères. Elle s'écrira inéluctablement parce qu'elle trouvera ceux qui sauront la respecter..., alors elle ne souffrira d'aucun manque, d'aucune aliénation et, surtout, d'aucune «feinte». Ainsi, cette Histoire n'aura que faire demain de ces bustes qu'on érige souvent à la gloire de certains, comme ceux qu'on élevait au profit des rois fainéants, qui paraissaient, à l'évidence, «plus grands que nature, mais vides à l'intérieur». Enfin, en disant la vérité dans ce livre, celle qui sommeillait depuis longtemps dans les tiroirs de la négation, je contribue modestement, mais d'une manière concrète, avec d'autres auteurs, à relever notre niveau et permettre aux jeunes d'avancer comme le souhaitait Kaïd Ahmed, cet Homme qui n'a vécu que pour le bien de son pays. Le message est bien compris, mais quels sont les principaux axes sur lesquels vous vous êtes appesanti ? Il y a pratiquement trois axes principaux dans cet ouvrage que je peux résumer ainsi : Kaïd Ahmed, du combattant à l'homme d'Etat, Kaïd Ahmed le visionnaire, et Kaïd Ahmed, le cas d'école et le forgeur d'idées. Cependant, ces axes s'interfèrent tant les sujets se rejoignent et s'imbriquent pour se compléter. Ainsi, je ne vais pas m'attarder sur le parcours du combattant, parce que tout y est dans l'ouvrage, de même que je ne veux pas m'aventurer tellement dans ce domaine parce que Kaïd Ahmed, de son vivant, me l'aurait interdit en me serinant qu'il n'avait fait que son devoir de patriote, de militant, en somme d'Algérien. Quant au chapitre de l'homme d'Etat, l'ouvrage est assez riche que je ne peux me permettre de répéter ce que les lecteurs peuvent découvrir d'eux-mêmes et apprécier. Quant à Kaïd Ahmed le visionnaire, là, bien sûr, il y a beaucoup à dire. C'est un trait de caractère, un don, ou si vous voulez «une grâce probatoire», chez cet Homme – que j'écris toujours en majuscule –, un trait de caractère à travers lequel il appréhendait l'avenir «incertain» de notre pays à l'ombre de gestionnaires sans talent, sans conviction et sans «étoile», faiseurs de décisions démagogiques et sans harmonie avec les besoins et la réalité sur le terrain. Oui, Kaïd Ahmed voyait tous ces aléas devant lui, comme dans une boule de cristal. Il a averti ses pairs au Conseil de la Révolution, il a informé les militants lors de ses réunions et meetings, il a dressé des constats lourds de conséquences pour notre avenir, il a mené des campagnes, seul, armé de son courage et de ses convictions. Haro sur le baudet..., ont crié les spécialistes de la magouille !! Et pourtant, n'avait-il pas raison de se soulever contre l'application de la Révolution agraire dans les conditions déraisonnables, irrationnelles, qu'on lui a imposées à partir d'une certaine «Commission technique de bureaucrates, perchée au 3e étage du ministère de l'Agriculture et de la Révolution agraire» ? N'avait-il pas exprimé clairement ses réserves au sujet des théories de «l'industrie industrialisante» et de la «Révolution industrielle», qui n'étaient en fait, selon lui, que l'habillage idéologique d'opérations extrêmement coûteuses qui précipitaient l'Algérie dans la dépendance à l'égard de l'extérieur ? Il ne comprenait pas que le pays soit engagé dans l'implantation d'unités industrielles hautement capitalistiques, peu créatrices d'emplois dans un pays où le chômage sévissait à grande échelle et faisait partie intégrante de l'équation du développement. Pour ce qui est de la culture, parce que en règle avec sa conscience et fortement arrimé à ses convictions, ne répondait-il pas avec la franchise qui le caractérisait aux questions, même les plus difficiles, parfois gênantes ? Kaïd Ahmed ne mâchait pas ses mots. Adepte du verbe tranchant, ennemi de la langue de bois, il dénonçait sans complaisance aucune les maux qui nous installaient dans une véritable «pathologie sociale», selon ses propres termes, en raison d'un bouleversement sociétal incontrôlé et peu analysé. Alors, sur sa lancée, en homme de terrain, il dissertait aisément sur le sujet, mettant en exergue les fondements de cette Révolution culturelle qui devait s'appliquer dans le temps et dans l'espace. Là aussi, il n'a pas été suivi, et le présent nous le démontre... Sur le plan du FLN, il a été d'une clarté évidente. Pourquoi ne pas le placer là où il doit être, manifestait-il, chaque fois qu'on mettait sur le tapis cette question de rang et de prestige ? Encore une fois, si on l'avait écouté, le travail partisan ne serait pas une sinécure aujourd'hui, et des occasions pour montrer des «muscles» plutôt que des initiatives bénéfiques pour le pays. Je m'arrêterai là, parce que je suis prolixe, héritant cette qualité ou ce défaut de Kaïd Ahmed. Sinon, des pages et des pages ne me suffiraient pas pour répondre à votre question qui est d'une telle pertinence que je ne puisse me dérober, en des réponses de Normand. Mais je dirai quand même, tout simplement, que Kaïd Ahmed, le visionnaire, guerroyait sans désemparer sur les terres de puissants adversaires. Il harcelait des places fortes, réputées inviolables. Ce qui lui valut d'être mis en disgrâce et subir de violentes critiques et de sournoises réprobations. Décidément, comme il l'avait toujours dit : «La Révolution, c'est comme la chatte, elle dévore ses enfants.» Kaïd Ahmed, un cas d'école ? Vous en avez parlé, mais que voulez-vous démontrer par cette allégation ? Dites-nous-en davantage. Tout simplement que Kaïd Ahmed n'était pas comme les autres. Lui, au moins, a laissé des idées fortes, ne pas confondre avec les blagues dont il a été affublé, injustement d'ailleurs. Il a laissé une ligne de conduite, un comportement digne de ces Grands qui se caractérisaient par cette épaisseur politique..., que ne possédaient pas certains, même plusieurs responsables. Si Slimane ne vivait pas d'illusions. Il disait que «l'Algérie est un pays comme les autres, avec ses hauts et ses bas..., arrêtons de nous gargariser d'autosatisfaction. Il faut voir les choses en face... Nous avons beaucoup à apprendre des expériences qu'a vécues ou que vit encore le monde. Il nous reste donc beaucoup à faire». Toute sa vie, il a été un «Mouâllem», un maître, que ce soit dans le mouvement nationaliste, dans le combat libérateur, dans l'exécutif après l'indépendance, dans le parti du FLN, dans le monde du travail et de la jeunesse. Il a été l'«école» du militantisme, du nationalisme, une école qui a formé de bons cadres dans l'esprit du dévouement, du sacrifice et du courage politique. En somme, «un cas d'école» et un Homme qui tenait à ses principes et «regardait en eux la vérité des choses». Il vivait de ses idées. Absolument. Jusqu'au bout des ongles, à travers une ligne de conduite où il représentait le concret. Ainsi, tout son patrimoine militant et culturel, il l'a synthétisé, dans des écrits importants, certains ont paru de son vivant, d'autres attendent... Je m'excuse de vous couper... Et ce Mémorandum dont vous parlez en conclusion et que vous avez inséré en annexe ? Parlez-nous-en encore... Je dirai un mot, un seul, puisqu'il se trouve en annexe..., bien en place. Quand les circonstances ont voulu qu'il s'éloigne de la responsabilité – ne pas confondre avec la démission – il a transmis au Conseil de la Révolution, dont il faisait encore partie, ce fameux «Mémorandum» en décembre 1972. Aujourd'hui, force est de constater que ce document garde toute sa fraîcheur et doit être considéré comme un important message pour rectifier le tir en notre pays. En termes clairs, il doit être considéré comme une proposition concrète, devant nous mener vers des rivages plus cléments où, de la démocratie, la vraie, et du développement le plus sérieux, découleront le progrès, la sérénité et le bien-être. Ne sont-ce pas des idées fortes, ce document, son contenu, ses perspectives et l'intérêt qu'il suscite encore aujourd'hui, parce qu'il est d'actualité ? Enfin, Kaïd Ahmed, homme d'Etat n'est pas venu pour être lu uniquement et apprécié. Il doit servir de base pour un débat sérieux et continu, tellement les sujets abordés doivent retenir notre attention. C'est mon vœu le plus cher et je contribuerai de toute ma force pour compléter ce travail avec d'autres informations. A. G.