Le chef de l'Etat turc poursuit son rêve de présidence à poigne et se pose en défenseur de l'islam sunnite. La Turquie, submergée par les arrestations et les limogeages de l'état d'urgence depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet, ne sera jamais plus la même. Dans le cadre de la «lutte contre le terrorisme», sept députés du Parti de la démocratie des peuples (HDP, prokurde) ont été, vendredi 4 novembre, placés en détention préventive, dont les deux coprésidents de cette formation politique, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag. Accusé d'être la vitrine politique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, en guerre contre l'Etat turc depuis 1984), le parti est depuis longtemps dans le viseur des autorités. L'arrestation de ses dirigeants a été rendue possible par la levée, en mai, de l'immunité parlementaire de 148 députés (sur 550) dont 53 du HDP. Troisième formation du Parlement avec 59 sièges, le parti prokurde a reçu plus de cinq millions de votes aux dernières législatives, le 1er novembre 2015. Le placement en détention préventive de ses dirigeants fait craindre son interdiction pure et simple, comme ce fut le cas jadis pour les précédentes formations prokurdes. Indifférent aux critiques occidentales, le Premier ministre, Binali Yildirim, a expliqué vendredi que les députés kurdes devaient «payer le prix» de leur engagement «aux côtés de la terreur». «La politique ne peut servir de paravent au crime, la Turquie est un Etat de droit», a-t-il souligné. «Le parquet les avait convoqués, ils n'y sont pas allés, nous n'avions pas d'autre solution que la force», a justifié Bekir Bozdag, le ministre de la Justice. Le chapitre des pourparlers avec le PKK, ouverts en 2010 à l'initiative des islamo-conservateurs, n'est plus qu'un lointain souvenir. Pour M. Erdogan, le calcul est simple. Au printemps 2015, à l'époque où les négociations étaient encore à l'ordre du jour, son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) a perdu plus de deux millions de voix aux législatives du 7 juin. Forteresse assiégée Faire la paix avec les Kurdes ne lui a rapporté que des déboires. La plupart des voix perdues par l'AKP sont allées au parti prokurde HDP, plus encore au parti de l'Action nationaliste (MHP), partisan d'une ligne dure envers les Kurdes. M. Erdogan compte d'ailleurs sur les nationalistes du MHP pour pousser son projet de présidence à poigne. Comme l'AKP n'a pas le nombre de voix suffisant pour imposer les amendements constitutionnels voulus, un référendum devra être convoqué. On parle d'avril 2017. M. Erdogan est résolu à aller très loin dans la lutte contre les ennemis internes et externes Là encore, il va lui falloir compter sur les voix du MHP. Un marchandage byzantin a lieu à ce sujet avec le chef des nationalistes, Devlet Bahçeli, qui propose de soutenir le projet de système présidentiel à condition que la peine de mort – abolie sous l'impulsion de l'AKP en 2004 lors de l'ouverture des négociations avec l'Union européenne (UE) – soit réintroduite. De plus en plus souvent évoqué, le thème du retour de la peine capitale est devenu la marotte du président Erdogan qui ne semble pas craindre de brûler les ponts avec l'UE. «Que va-t-il advenir de mes 241 martyrs (les personnes tuées en résistant à la tentative de coup d'Etat) ? Ceux qui les ont tués ne devront-ils pas rendre des comptes ?», a-t-il interrogé alors qu'il présidait la dernière réunion du conseil des ministres. Habile à raviver le thème de la forteresse assiégée, M. Erdogan est résolu à aller très loin dans la lutte contre les ennemis internes et externes. «Nous mènerons cette lutte avec courage et détermination. Nous allons gagner ou mourir, il n'y a plus de position intermédiaire», a-t-il lancé à ses partisans qui le suppliaient de restaurer la peine de mort, lors de l'inauguration d'un train à grande vitesse à Ankara le 29 octobre, jour des commémorations du 93e anniversaire de la République. Ce jour-là, tout le monde a compris que rien ne serait plus comme avant. «On a enterré la République», a assuré Nuray Mert, l'éditorialiste de Hurriyet. Pour la première fois depuis 1923, les cérémonies ont commencé, au palais présidentiel de Bestepe à Ankara, par la lecture du Coran assortie de chants religieux. Casser l'héritage d'Atatürk – la laïcité, la toute-puissance de l'armée, l'orientation occidentale du pays –, tel est le dessein assumé du président Erdogan, qui se pose en défenseur de l'islam sunnite. «Fermer la parenthèse du kémalisme» Cette rupture n'est pas nouvelle. Depuis leur arrivée au pouvoir en 2002, les islamo-conservateurs de l'AKP n'ont qu'une idée en tête : «Fermer la parenthèse du kémalisme.» Pour eux, le projet modernisateur du «Père des Turcs» a manqué son but. A leurs yeux, jamais la Turquie n'a été le partenaire naturel de l'Europe et des Etats-Unis. En voulant ancrer le pays à l'Ouest, Atatürk n'a fait que couper leurs concitoyens de leur héritage ottoman et de leurs racines islamiques. D'où le recentrage souhaité, devenu plus inéluctable encore après le 15 juillet. La relation avec l'UE est au plus mal. «Sans visas pour les ressortissants turcs d'ici à la fin de 2016, plus d'accord migratoire», a fait savoir vendredi Mevlut Cavusoglu, le ministre turc des Affaires étrangères, tandis que M. Erdogan accusait l'Allemagne d'héberger des «terroristes». Avec les Etats-Unis, le partenariat file un mauvais coton. Ankara supporte mal de voir son allié au sein de l'Alliance Atlantique (Otan) lui préférer les milices kurdes syriennes YPG, une émanation du PKK, avec lequel l'Etat turc est en guerre depuis plus de trente ans. «La Turquie a toujours nourri un ressentiment contre l'Occident, “monstre édenté” comme le qualifie l'hymne national» Etienne Copeaux, spécialiste du monde turc Le sentiment anti-occidental est encouragé. Fin août, alors qu'il inaugurait le troisième pont sur le Bosphore, M. Erdogan a souligné combien les Occidentaux étaient «jaloux» des succès remportés par son gouvernement. Ce discours séduit une large partie de l'opinion, convaincue que les alliés traditionnels, les Etats-Unis surtout, ont fait pire que manquer de solidarité, et auraient participé au putsch. Généraux humiliés La comparaison avec la guerre d'indépendance menée par Atatürk contre les puissances victorieuses avides de dépecer l'Empire ottoman est une autre constante du discours officiel. «La Turquie a toujours nourri un ressentiment contre l'Occident, “monstre édenté” comme le qualifie l'hymne national, accusé d'avoir détruit l'Empire ottoman en soutenant les mouvements nationalistes des populations minoritaires», explique Etienne Copeaux, historien et spécialiste du monde turc. Autre vestige de la République, l'armée, en partie impliquée dans le coup d'Etat manqué, a vu son pouvoir réduit comme une peau de chagrin. En témoigne la scène inédite qui s'est déroulée au Mausolée d'Atatürk le 29 octobre. Avant de pénétrer dans le lieu saint du kémalisme, les grands généraux, dont Hulusi Akar, le chef d'état-major, ont tous été palpés au corps par un subalterne. Pratiquée au nom de la sécurité, cette fouille a laissé le public turc pantois. «Quelle humiliation pour les généraux ! Et tout cela en direct devant tout le pays», souligne un homme qui a suivi les cérémonies à la télévision. M. J. In lemonde.fr