Photo : Riad Par Abderrahmane Semmar En contrebas de Chréa, Bouinan étale ses tentacules. Naguère simple village, c'est aujourd'hui toute une ville qui abrite au moins 30 000 personnes. Une population qui garde aux tréfonds de son cœur la plaie d'une décennie noire et meurtrière. Une décennie où la furie terroriste a mis en émoi toute la région. Ici, tout le monde se souvient de l'ombre terroriste et de ses ravages. Même les arbres des champs verdoyants semblent garder la cicatrice de cette époque obscure. Mais aujourd'hui, les orangers et les citronniers de Bouinan bénéficient des rayons d'un soleil étincelant. Le calme est peu à peu revenu dans la vallée de Chréa et la nature, aussi sauvage qu'inconnue, arbore voluptueusement ses charmes. Des versants de montagnes couverts de forêts de pins offrent de loin un panorama harmonieux de couleurs aux regards des visiteurs. Ces derniers ne cachent nullement leur admiration pour cette Chréa, qui, telle une femme bercée par les brises du vent que le ciel azuré lui prodigue incessamment, veille sur la Mitidja avec une noble prestance. Mais cette paix tant recherchée semble aujourd'hui compromise. Pas un seul habitant de Bouinan ne dissimule aujourd'hui son angoisse. Bouinan, selon les dires, devrait disparaître. Comment est-ce possible après tant de sacrifices dans une longue et rude lutte contre le terrorisme ? Eh bien, la sentence est prononcée : un «mégaprojet» est sur le point de voir le jour à la place et aux lieux mêmes de l'actuelle Bouinan. Une nouvelle ville pour désengorger la capitale Composé de douars sinueux, chaque quartier de Bouinan est marqué du sceau d'une mosaïque d'urbanisme aussi sauvage qu'étrange. Il arrive que des villas majestueuses cotoient des maisonnettes érigées en briques crues. A la lisière de la commune, des cités de logements sociaux sont en train de pousser comme des champignons. Des bâtiments austères occupent le sol agricole légendairement fertile. Jadis, sur cette même terre, des colons ont élevé des manoirs entiers au milieu d'un paysage vierge. En témoigne cette chapelle orpheline plantée au centre de la commune. Cette chapelle témoigne encore de la quiétude qu'offraient les lieux aux colonisateurs de la Mitidja. Un temps où la ville était considérée, par ses colons, comme un paradis de villégiature. Mais de ce mythe de petite ville belle, calme et tranquille, il ne reste que des bribes d'histoire. Ruralisée par un exode paysan, défigurée par un urbanisme anarchique, Bouinan sombre peu à peu dans ce destin tragique si commun aux autres villes splendides de l'Algérie. Une cité dortoir dépourvue de citadinité ! Sur cela est venu se greffer le projet de construction d'une nouvelle ville dont les travaux pharaoniques coûteront la bagatelle de 6,3 milliards de dollars, selon les informations que nous avons recueillies. C'est le ministère de l'Environnement, de l'Aménagement du territoire et du Tourisme qui chapeaute ce grand projet. Pour le moment, une partie du projet a été confiée à un consortium d'entreprises sud-coréennes qui a investi plus d'un milliard de dollars. La future ville de Bouinan comportera, notamment, 10 000 logements et des locaux commerciaux. Vraisemblablement, plus de 80 % de ce financement sera réservé, indique-t-on, à la réalisation des blocs à usage d'habitation. Dotée d'un futur géant complexe sportif et d'un centre de business international, Bouinan New City comprendra également d'autres structures socio-économiques, notamment des agences de banques, des postes et télécommunications. Par ailleurs, l'Algérie a conclu déjà un contrat avec Gulf Finance House Bahrein (GFH) pour la réalisation d'«une zone de développement économique dans la future ville de Bouinan». Le montant de cet investissement est estimé à 3 milliards de dollars. Visant à désengorger la capitale en abritant de 150 à 250 mille habitants, Bouinan New City se veut être l'un des plus grands centres urbains de l'Algérie. Toutefois, la ville nouvelle qui devra être officiellement prête à 100% en 2025 suscite d'ores et déjà moult interrogations parmi la population locale de Bouinan. D'abord, il faut savoir que la commune qui s'étend sur une superficie de 7 447 hectares sera amputée de 2 270 hectares, lesquels seront consacrés à la construction de la nouvelle ville. Permis de construire gelés et transactions immobilières suspendues «50 % de ces terres sont fertiles. Plusieurs agriculteurs et d'importantes fermes agricoles exploitent ces terres. Ce sont là les terres les plus fertiles de la Mitidja. Des terres qui seront donc “bétonisées” pour les besoins de la nouvelle ville. L'agriculture de la région va en pâtir terriblement», dénonce Zahr Moussa, le président de l'APC de Bouinan. Notre interlocuteur ne cache pas son inquiétude quant aux multiples dangers que fait peser ce projet pharaonique sur sa commune et ses 30 mille citoyens. «Personne n'est venu nous consulter sur ce projet. La population locale n'a en aucun cas été consultée. Aucune étude socio-économique à propos n'a été portée à notre connaissance. Tout le monde a peur ici car personne ne connaît les tenants et les aboutissants de ce mégaprojet. Nous craignons beaucoup son impact sur la région», dévoile encore notre interlocuteur. De la peur, certes, mais c'est de la colère surtout qui échauffe les esprits des «Bouinanis». Et pour cause, depuis 2003, pour les besoins des études de cadastre que le projet de la nouvelle ville nécessite, la direction de la construction et de l'urbanisme de la wilaya de Blida a gelé l'octroi des permis de construire au niveau de la localité de Bouinan. Ainsi, depuis maintenant 6 ans, les concitoyens de Bouinan n'ont pas le droit d'obtenir un permis de construire pour toute sorte de travaux. En conséquence, sur les 6 000 constructions que compte le parc de logements de Bouinan, au moins 600 maisons sont illicites. La plupart des habitants de Bouinan, interrogés sur place, avouent ne pas comprendre les justifications à cette mesure qui leur interdit même les travaux d'agrandissement de leurs maisons. «Nous sommes otages de ce projet. Trouvez-vous normal qu'on n'ait même pas le droit d'avoir un permis de construire ? Ils veulent en réalité nous chasser de nos terres pour y ériger leur ville. Mais, nous, nous ne laisserons jamais faire. Il est hors de question de leur vendre la terre de nos ancêtres. Vous comprene ?» tempêtent plusieurs habitants de Bouinan. De son côté, Zahr Moussa défend la colère de ces citoyens et ne trouve, lui aussi, aucun bien-fondé à cette mesure que tout le monde à Bouinan qualifie d'«arbitraire». Et comme si cela ne suffisait pas pour accabler la population locale, en 2008, la direction de la conservation foncière de la wilaya de Blida a gelé cette fois-ci toutes les transactions immobilières à Bouinan. De cette manière, dans cette localité, les citoyens n'ont plus le droit de vendre ou d'acheter des terrains ! C'est au nom du sacro-saint projet de la nouvelle ville que les responsables de la wilaya ont justifié une telle mesure. Cette dernière n'a pas manqué de soulever des vagues de protestations parmi la population de Bouinan. «Cette mesure est une injustice. Le droit à la propriété est reconnu par la Constitution. Nous avons interpellé les pouvoirs publics sur cette anomalie. Savez-vous qu'une vieille femme dont l'état de sa fille hospitalisée nécessite une opération chirurgicale s'est vue dans l'impossibilité de vendre une parcelle de son terrain pour secourir la vie de son enfant ? Sans cette opération, sa fille risque de périr. Vous comprenez donc que cette mesure est absurde et injuste», explique le président de l'APC de Bouinan. Comment seront indemnisés les habitants ? Faut-il donc que des citoyens meurent pour que cette nouvelle ville voie le jour ? Encore au stade d'étude, puisque les travaux n'ont même pas encore commencé, ce mégaprojet est entouré de mystères que les autorités en charge du dossier n'ont pas souhaité éluder. Contacté, M. Souag, premier responsable de l'Office national de la nouvelle ville de Bouinan, sis à Blida, n'a guère répondu à nos sollicitations ni aux questions que nous lui avons envoyées par courriel, prétextant une autorisation de sa tutelle, à savoir le ministère de l'Environnement, de l'Aménagement du territoire et du Tourisme. Lorseque nous avons constaté le département de Chérif Rahmani, la cellule de communication nous a demandé de leur communiquer par écrit l'objet de notre enquête. Chose faite. Mais, malheureusement sans aucune réaction, ni la moindre information qui nous soit parvenue de ce département ministériel. Pourtant, de nombreuses questions délicates restées en suspens mériteraient un profond éclairage. Les habitants de Bouinan qui ont formé une association pour défendre leurs intérêts craignent d'être dépossédés de leurs terres pour la réalisation de ce mégaprojet. Les mécanismes de l'indemnisation des habitants dont les terrains serviront à la construction des infrastructures de cette nouvelle ville ne sont toujours pas déterminés. Des et des centaines d'agriculteurs s'inquiètent de leur devenir en sachant qu'ils seront dépossédés de leurs fermes et, par ricochet, de leur gagne-pain. Sur quelle base va-t-on indemniser tous les habitants dont les propriétés foncières seront mises au profit de ce grand projet ? A voir la maquette consultée à l'APC de Bouinan, Amroussa, Hassaynia, et d'autres agglomérations de la commune de Bouinan devront disparaître pour céder la place aux tours futuristes dessinées par des architectes en inspiration. Néanmoins, jusqu'à aujourd'hui les habitants de ces agglomérations ne savent pas quelva être de leur sort ! Les autorités en charge du mégaprojet, fidèles à leur silence, ne leur ont fourni, jusqu'à l'heure, aucune précision.