Les pays à la périphérie de l'ancien empire du Milieu chinois veulent éviter, à tout prix, une deuxième guerre froide. Leur rêve est une cohabitation harmonieuse entre les deux éléphants de l'Asie-Pacifique. Mais, face à la montée en puissance de la Chine et aux signes avant-coureurs d'hégémonisme régional qu'elle a manifestés récemment, le reste de l'Asie souhaite un contrepoids américain. Barack Obama et Hillary Clinton semblent avoir compris le message.Fin juillet, lors d'une réunion régionale à Hanoi, la secrétaire d'Etat américaine a paru jeter un pavé dans la mare en déclarant que la libre circulation dans les eaux de la mer de Chine du Sud affectait l'«intérêt national» américain et en proposant qu'elle soit l'objet de «discussions multilatérales». Pris au dépourvu, son homologue chinois Yang Jiechi, a réagi avec d'autant plus de fureur - «une attaque virtuelle contre la Chine», a-t-il dit - que douze sur les vingt-sept membres du forum sur les questions de sécurité alors réuni dans la capitale vietnamienne ont approuvé la position américaine. Le chef de la diplomatie chinoise leur a rappelé que la Chine était un grand pays, impliquant que cela n'était peut-être pas le cas de ceux qu'ils représentaient.La surprise de Yang Jiechi est révélatrice. Il aurait dû s'attendre à une confirmation du raidissement américain. Le 5 juin à Singapour, lors d'un précédent forum sur la sécurité régionale, le secrétaire américain à la Défense avait lancé un avertissement à Pékin à propos de la mer de Chine du Sud. «Nous ne prenons pas parti en ce qui concerne les revendications de souveraineté mais nous nous opposons au recours à la force et aux actions susceptibles d'entraver la liberté de navigation», avait alors déclaré Robert Gates. La Chine sait également - les Etats-Unis ne s'en cachent pas - que Washington entend renforcer sa collaboration militaire avec Jakarta (avec la complicité de l'Australie) ou que le Vietnam achète des sous-marins et des chasseurs-bombardiers russes (en recourant à l'expertise de l'Inde, déjà dotée de ces armements).Les enjeux sont considérables. Le tiers du commerce maritime mondial transite par la mer de Chine du Sud, où se situeraient également d'énormes réserves d'hydrocarbures. Cette mer, qui s'étend de la côte méridionale chinoise au détroit de Malacca, est l'objet d'une dispute entre six Etats riverains (la Chine, Taiwan, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et Brunei). Pékin en revendique 80% des eaux et Hanoi, qui la qualifie de «mer de l'Est», en revendique la moitié, y compris les deux archipels, les Paracels et les Spratleys. A l'exception du petit sultanat de Brunei, situé dans le nord de l'île de Bornéo, ces Etats sont présents sur des îles, des îlots ou des récifs transformés en petites garnisons.En 2002, tout en réaffirmant le caractère «indiscutable et non négociable» de sa souveraineté sur ces eaux, Pékin avait accepté la négociation d'un projet de «Code de conduite» avancé par l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean, dont font partie Brunei, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam), lequel projet se fondait sur la résolution pacifique des contentieux et un développement conjoint des ressources. Mais, depuis, la Chine a changé de ton : elle n'envisage que des discussions bilatérales avec les Etats directement concernés, à l'exclusion de tout autre. En outre, depuis l'an dernier, elle a renforcé sa présence militaire dans la région et utilise des bateaux de pêche civils comme une milice pour interdire certaines zones aux pêcheurs d'autres pays, notamment le Vietnam. Au moins une vingtaine de chalutiers vietnamiens ont été arraisonnés et confisqués. Dans la foulée des déclarations de Mme Clinton, les Etats-Unis ont enfoncé le clou en dépêchant, dès le 8 août, le George Washington, porte-avions à propulsion nucléaire, dans les eaux vietnamiennes où il s'est directement rendu après avoir participé - fait déjà exceptionnel- à des manœuvres avec la marine sud-coréenne. «Les implications stratégiques et l'importance des eaux de la mer de Chine du Sud ainsi que la liberté de navigation sont vitales à la fois pour le Vietnam et les Etats-Unis», a déclaré à l'occasion de cette visite au large de Da-Nang, «Ross Mayers, pacha du George-Washington». Quelques jours plus tard, «l'USS John McCain», destroyer américain doté du système «aegis» antimissile le plus récent, s'est rendu en mer de Chine du Sud dans le cadre de la formation de militaires vietnamiens aux opérations de secours.En parallèle avec l'amorce d'un dialogue entre militaires vietnamiens et américains, l'Indonésie, principal pilier de l'Asean et qui n'est pas directement impliquée dans le contentieux en mer de Chine du Sud, a ajouté son grain de sel. Demeuré jusqu'alors à l'écart de la controverse, le gouvernement indonésien a adressé début juillet, soit avant l'intervention de Mme Clinton, une lettre à l'ONU pour contester les revendications chinoises. Selon le Straits Times (Singapour), Jakarta fait valoir que la revendication d'une souveraineté chinoise sur l'essentiel de la mer de Chine du Sud «manque clairement de fondement légal international» et «empiète sur l'intérêt légitime de la communauté mondiale». En 2011, l'Indonésie prendra le relais du Vietnam à la présidence annuelle de l'Asean.Au lieu de dénoncer une offensive diplomatique américaine teintée de «containment», en l'occurrence «contenir la Chine», les Chinois devraient se demander pourquoi elle est accueillie favorablement dans la région. Ce n'est apparemment pas le cas. Le 8 septembre, dans les eaux des îles Senkaku-Diaoyu, que se disputent la Chine et le Japon, la marine nippone a détenu l'équipage chinois d'un chalutier qui avait éperonné un garde-côte japonais. Tokyo a accepté de libérer le capitaine du chalutier mais a refusé les excuses et les dommages réclamés par Pékin. Si la Chine a, sur le moment, marqué un point en récupérant son capitaine, ce n'est peut-être pas le cas à plus long terme avec le resserrement de l'alliance entre le Japon et les Etats-Unis. Mme Clinton a aussitôt affirmé que l'administration nippone des Senkaku-Diaoyu était couverte par le traité de sécurité américano-japonais et Robert Gates a ajouté que l'Amérique «assumera ses responsabilités».La Chine considère l'Asie du Sud-Est comme une sorte de pré-carré. Pour deux raisons essentielles : parce que les minorités ethniques chinoises, urbanisées, y sont influentes et parce que plusieurs Etats de la région lui ont versé des tribus jusqu'au XIXe siècle. Récemment, la passivité relative de la présidence de George W. Bush (2001-2008) a encouragé Pékin à y pousser ses pions. Au début de son mandat, Obama a agi avec prudence jusqu'à l'affront lors du Sommet de Copenhague sur le changement de climat, en décembre dernier, lorsque le Premier ministre chinois Wen Jiabao s'est fait représenter, à une réunion de chefs d'Etat à laquelle participait Obama, par un haut fonctionnaire. Depuis lors, le raidissement diplomatique américain est net. Les Etats-Unis ont été jusqu'à accorder une aide substantielle à quatre pays du Bas Mékong pour gérer le grand fleuve descendu du plateau du Tibet. Ils ne s'en étaient plus préoccupés depuis leur défaite en 1975.Si des dirigeants de l'Asie du Sud-Est se félicitent du changement d'attitude américain, ils ne sont pas prêts pour autant à choisir un camp. La fermeté américaine face aux ambitions de Pékin élargit leur marge de manœuvre pour peu qu'ils affichent une unité sur le sujet. Lors d'un deuxième sommet annuel entre les Etats-Unis et l'Asean, à New York le 24 septembre, le communiqué conjoint a évité toute référence directe au conflit en mer de Chine du Sud. Mais le sujet rebondira au plus tard fin octobre à Hanoi, à l'occasion d'une réunion régionale de ministres de la Défense à laquelle participera Robert Gates. En novembre prochain, Obama doit se rendre en Inde puis en Indonésie. Tant que la Chine continuera de leur faire peur, ses voisins seront tentés par un contrepoids américain, quel que soit le degré d'interdépendance économique entre les différents acteurs en piste. J. - C. P. * Jean-Claude Pomonti est un ancien correspondant du quotidien français le Monde en Asie du Sud-Est. Il vit à Bangkok.