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Ingestion de produits caustiques : «un véritable problème de santé publique»
Pr Nadia Oumenia, spécialiste en médecine interne à l'hôpital de Kouba (Alger)
Publié dans La Tribune le 24 - 05 - 2008


Photo : Sahel
Entretien réalisé par Karima Mokrani
LA TRIBUNE : L'ingestion de produits caustiques prend une certaine ampleur en Algérie. Le nombre des victimes va en augmentant. Qu'en est-il exactement ?
Pr Nadia Oumenia : L'ingestion d'un produit caustique cause des lésions dans l'œsophage, l'estomac et parfois même au niveau du duodénum. C'est un produit qui brûle le tube digestif. En Algérie, l'ingestion des produits caustiques touche aussi bien les enfants que les adultes. C'est un phénomène qui va en s'aggravant en raison, notamment, de la vente libre, aujourd'hui, de nouveaux produits, de plus en plus en plus nombreux et de plus en plus corrosifs. Ces produits sont vendus dans des bouteilles qui n'ont pas de fermeture adéquate, ni un bon étiquetage…Ils sont souvent mis dans des bouteilles en plastique, anonymes, et à côté des produits alimentaires.
Quels sont les produits les plus dangereux ?
Les produits qui donnent beaucoup plus de lésions sont les décapants de four. Ils sont vendus dans des boîtes en plastique, anonymes, sans «tête de mort», sans aucune autre indication du danger. Plus grave, les utilisateurs (les femmes en particulier) transvasent le liquide c'est-à-dire qu'ils le mettent dans d'autres récipients, au risque que les enfants, et même les adultes, le prennent et le boivent. C'est arrivé plusieurs fois. Autre produit dangereux : l'acide de batterie. Beaucoup d'utilisateurs de ce produit le mettent dans des bouteilles d'eau minérale et, parfois, même dans le réfrigérateur…et quand un membre de la famille se lève la nuit pour boire, il prend cette bouteille et la met dans sa bouche sans se rendre compte du danger. Ce genre d'accidents arrive très souvent…Il faut dire aussi qu'il y a de plus en plus de tentatives de suicide. Les filles plus que les garçons, avec une moyenne d'âge de 24 ans. Le phénomène est plus visible, en Kabylie, et dans certaines régions de l'ouest du pays. Côté garçons, ce sont, généralement, les enfants âgés de 3 ans et 4 ans qui sont le plus souvent victimes de ces accidents.
Dans les produits caustiques, il y a aussi l'olivette, le produit de conditionnement des olives dans les régions où l'on produit l'huile d'olive. Il y a aussi l'esprit de sel. Ce sont des produits extrêmement dangereux. Surtout s'ils sont ingérés volontairement. La personne qui les prend risque d'en mourir, sinon d'avoir des brûlures intenses dans l'œsophage, l'estomac…
Comment réagir pour soulager le malade ?
Il ne faut surtout pas lui donner à boire. Ni eau, ni lait, ni aucun pansement digestif. Il ne faut pas le faire vomir. Il faut l'emmener directement à l'hôpital. Et là, les médecins lui font un interrogatoire poussé (ce qu'il a pris comme produit, la quantité, l'heure, volontairement ou accidentellement…).
Signalons à ce propos que contrairement à ce beaucoup pensent, l'eau de javel diluée ne donne pas de lésions. Elle ne donne rien du tout. Il n'y a donc pas de raison de s'affoler. Le malade n'a même pas besoin d'aller à l'hôpital. La brûlure se cicatrise toute seule… L'eau de javel concentrée est, en revanche, caustique mais pas aussi dangereuse que le décapant de four ou les acides.
Comment se fait la prise en charge à l'hôpital ?
L'examen principal est la fibroscopie. On voit quelles sont les parties touchées, le degré de l'atteinte (stade 1, stade 2A, stade 2B, stade 3). Les stades 1 et 2A sont bénins, les deux autres pourraient être assez graves. Le malade risque d'en mourir, sinon d'avoir des séquelles : sténose œsophagienne ou sténose de l'estomac. C'est-à-dire un rétrécissement de l'œsophage ou de l'estomac ou les deux à la fois. Quand le malade est au stade 2A, on lui dit de manger liquide pendant une semaine (des soupes). Au bout de cette semaine, on lui fait un contrôle pour voir s'il peut s'alimenter normalement. A partir du stade 2B, on est obligé de garder le malade en réanimation pendant 21 jours. Après 21 jours, on fait un deuxième contrôle et on voit si la personne atteinte n'a pas développé une sténose. Si c'est bon, on lui dit de rentrer chez elle, sinon on fait la dilatation instrumentale à l'aide de bougies «Savari Gilliard» montées sur un fil guide métallique à travers l'endoscope. La dilatation se fait à titre ambulatoire. On n'hospitalise pas le malade. Ce dernier est obligé de venir pour la dilatation de l'œsophage chaque semaine, puis deux semaines, puis trois… On espace selon la progression de son état de santé. Il faut savoir que cela dure jusqu'à une année, voire deux, trois, quatre… et même plusieurs années. Le problème est que beaucoup de ces malades nous viennent de loin. De Tamanrasset, de Chlef, d'Illizi, d'Aïn Temouchent, etc. C'est très dur pour eux et pour nous. Nous sommes obligés d'être tout le temps ici pour bien suivre nos malades…
L'équipe médicale maîtrise-t-elle cette nouvelle technique de dilatation ?
Parfaitement. Cela fait plus de 25 ans que nous la pratiquons. C'est le Pr Touchane qui l'a introduite, en Algérie, et qui nous y a initiés. Je peux même vous dire que nous sommes rôdés dans ce domaine.
Pourquoi, alors, n'est-elle pas pratiquée ailleurs ?
Je pense qu'il n'y a pas une véritable prise de conscience de l'ampleur de ce phénomène et de ses conséquences. C'est, pourtant, un véritable problème de santé publique. Notre service est surchargé.
Saturé. Il faut savoir que nous gardons, parfois, les malades pendant deux à trois mois, voire plus. Ils n'ont pas les moyens de faire le déplacement toutes les
semaines. Et cela est très astreignant pour nous.
Combien de dilatations faites-vous ?
Nous avons quatre à cinq séances par semaine, de 15 à 18 malades chacune. C'est beaucoup pour nous. Il faut un service spécialisé dans la prise en charge de ces pathologies.
L'hôpital de Kouba est donc le seul à s'occuper de cela ?
Il y a l'hôpital de Bologhine depuis une dizaine d'années, la clinique des Orangers et un peu le service de gastrœntérologie du CHU Mustapha. A Oran et à Constantine, des médecins commencent à peine à la pratiquer.
Et quand la dilatation ne réussit pas ?
On passe à l'intervention chirurgicale. Nous avons une très bonne équipe de chirurgiens sous la coupe du Pr Maaoui et du Pr Djenoaui.
Est-ce qu'il y a eu des décès ?
Notre équipe chirurgicale a effectué 61 interventions depuis 2002. Trois malades sont décédés. Pour ce qui est de la dilatation, nous avons un taux de succès de 80%. Les 20% qui restent, nous les confions aux chirurgiens. Des décès ont eu lieu avant même que le malade ne subisse l'intervention chirurgicale ou la dilatation instrumentale. Cela est dû au fait que ces derniers ont pris volontairement le produit caustique et en grande quantité. Certains malades meurent parce qu'ils sont mal pris en charge au niveau de la structure hospitalière de leur région. Ils sont dénutris. On a eu aussi des décès (quatre pendant ces dix dernières années)
par perforation. C'est une complication de la dilatation.
Que faudrait-il faire pour assurer une prise en charge adéquate de tous les malades à travers le pays ?
L'ingestion de produits caustiques est un véritable problème de santé publique. Nous ne cesserons jamais de le répéter. Nous avons quatre à cinq nouvelles demandes de prise en charge par semaine. C'est beaucoup parce que c'est un problème de santé que l'on considérait jusque-là comme très rare. Il faut sensibiliser tout le monde. Au niveau des écoles, des ménages, des mass médias.
Il ne faut pas transvaser ces produits dangereux. Il ne faut pas les laisser dans des bouteilles qu'on utilise dans notre alimentation quotidienne. Il ne faut pas mettre ces produits dans des endroits accessibles aux enfants ni à côté de produits alimentaires.
J'appelle aussi les pouvoirs publics à mettre fin à la vente libre de ces produits. Il faut que les fabricants mettent l'étiquetage et le bouchonnage qui doivent être adéquats. Les indications sont très importantes. Il faut aussi diffuser des spots publicitaires à la télévision et à la radio… La prévention est capitale. Il vaut mieux prévenir que guérir.
Je lance aussi, par la même occasion, un appel aux responsables du secteur de la santé pour la création d'un service spécialisé dans la prise en charge de ces maladies. Je souhaite également qu'il y ait des services comme le nôtre partout dans le pays. Nous sommes capables de former les médecins qui s'y intéressent.


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