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Turquie : La «Constitution» de la discorde ?
La rédaction du nouveau texte fondamental suscite la polémique
Publié dans La Tribune le 12 - 07 - 2011

Par-delà les contradictions d'intérêts objectifs au sein de la sphère décisionnelle turque, la rédaction d'une nouvelle Constitution semble faire consensus en Turquie, y compris chez les partis de l'opposition. En effet, la Constitution actuelle, rédigée en 1982 et héritée du coup d'Etat militaire de 1980, ne correspondrait plus aux aspirations d'un pays moderne et démocratique ; le développement fulgurant de la Turquie ces dernières années, notamment sur le plan économique et social, réclamant plus que des modulations législatives mais l'avènement d'un nouveau régime politique. Cependant, le consensus sera difficile à trouver car les différents membres de la nouvelle Assemblée n'ont ni la même conception ni la même vision de ce que devrait être cette nouvelle Constitution. Le Parti républicain du peuple (CHP), qui s'est éloigné sous l'égide de Kemal Kiliçdaroglu de sa tradition kémaliste autoritaire fondée sur un contrôle de l'Etat par l'armée, a fait des propositions en ce sens. Elles contiendraient, notamment, une baisse du seuil de représentation au Parlement à 5% ainsi qu'une nouvelle législation sur l'interdiction des partis politiques. Ces propositions rejoignent d'ailleurs celles du parti pro-kurde BDP, qui avait proposé une nouvelle Constitution lors du référendum de 2010. Le type de régime politique prôné par ces deux partis, classés à gauche de l'échiquier politique, est comparable à celui instauré par les partis sociaux-démocrates européens, notamment scandinaves. Leur vision de la future Constitution ne peut, par conséquent, pas, – du moins pour l'instant – s'accorder avec celle de l'AKP, qui a pour objectif principal, à travers ce projet, de présidentialiser le régime parlementaire turc ; ce qui permettrait, par ricochet, à l'actuel Premier ministre Erdogan de se représenter aux éventuelles prochaines élections présidentielles, la Constitution actuelle lui interdisant de briguer un quatrième mandat législatif consécutif.Ce parti pris de l'AKP, qui consiste à vouloir maintenir, coûte que coûte, Erdogan au pouvoir, donne du grain à moudre aux membres de l'opposition qui n'ont de cesse de reprocher au parti islamo-conservateur une dérive autoritaire avec en point d'orgue sa présumée volonté de remettre en question le principe de laïcité. Arguments invoqués par l'opposition pour étayer leurs accusations : la coercition exercée sur le monde de la presse à travers l'emprisonnement de journalistes opposés au gouvernement, ainsi que la récente réorganisation juridique des institutions turques qui place la Cour constitutionnelle sous l'égide de l'exécutif. Il faut rappeler, à cet effet, que la Turquie est toujours classée parmi les régimes hybrides, selon l'indicateur de démocratie de l'hebdomadaire britannique The Economist (89e place sur 167 avec un indice de 5,3 sur 10).L'AKP, qui n'a pas obtenu une majorité absolue au Parlement lors des dernières élections, est obligé de trouver aujourd'hui des compromis avec les principaux partis de l'opposition. Les négociations qui doivent s'opérer prochainement entre l'AKP, le CHP et le MHP aboutiront donc probablement à un projet de Constitution durable dans lequel continuera à présider le principe de séparation des pouvoirs ainsi que celui de laïcité.
Un bilan indéniablement bon
Critiqué dans une partie de l'Occident, plus précisément en Europe pour son obédience musulmane, l'AKP, au pouvoir depuis près de dix ans aujourd'hui, a pourtant considérablement amélioré la qualité de vie des citoyens turcs. Ainsi, la Turquie est devenue la
17e puissance économique mondiale, et le niveau de vie de la population s'est sensiblement amélioré. Preuve en est, une partie croissante des Allemands d'origine turque migre aujourd'hui vers les grandes villes anatoliennes, un renversement notoire des flux migratoires qui prouve l'attractivité exponentielle de la Turquie.Sur le plan des libertés individuelles également, le bilan des deux mandats effectués par Erdogan est globalement positif. La modification de la Constitution, approuvée par référendum le 12 septembre 2010, qui avait pour objectif majeur la réduction des inégalités entre citoyens a, effectivement, permis l'instauration de la discrimination positive pour la femme et la garantie des libertés individuelles, notamment en faveur des minorités ethniques et religieuses. Ainsi, les minorités telles que les Juifs d'Istanbul, les orthodoxes et les Grecs ont voté massivement en faveur de cette révision de la Constitution, bien qu'elle fût proposée par un gouvernement islamo-conservateur. Il faut également préciser que ces changements avaient pour but de mettre la Turquie en conformité avec les exigences d'adhésion à l'Union européenne.
La réduction du rôle politique de l'armée
La modification de la Constitution a également considérablement réduit le pouvoir des militaires sur l'Exécutif. Ce qui relève quasiment du miracle dans un pays où l'armée, depuis la fondation de la nation turque en 1922, s'est investie du rôle de protectrice de la République laïque. Quatre coups d'Etat militaires ont d'ailleurs marqué l'histoire de la Turquie entre 1960 et 1997, lesquels furent toujours officiellement déclenchés par la volonté de protéger l'héritage kémaliste contre des dirigeants que les militaires estimaient dangereux pour l'équilibre politique du pays. L'armée possède également un véritable droit de regard sur l'administration d'Etat
à travers le Conseil de sécurité national, fondé en 1961 et transformé en véritable instance de contrôle du gouvernement par la Constitution de 1982. Par conséquent, la réduction par l'AKP des prérogatives de l'armée qui disposait d'un pouvoir supérieur à la volonté populaire, colmate une brèche dans le processus de démocratisation de la Turquie. Toujours dans sa volonté de rééquilibrer les pouvoirs, l'AKP a abrogé l'immunité politique pour les fomenteurs de coups d'Etat militaires qui devront désormais être traduits en justice. Ce sera le cas d'ailleurs pour les présumés responsables du coup d'Etat avorté de 2003 qui aurait eu pour but de renverser le Parlement. Cette mise à égalité des militaires devant la loi renforce la limitation des pouvoirs du corps de l'armée qui avait déjà commencé à l'avènement de l'AKP au pouvoir en 2001, soumettant alors les préférences du Conseil de sécurité national à la volonté populaire. Autre évolution notable suite à la révision de la Constitution en 2010, la réforme de la Cour constitutionnelle qui ne peut désormais plus bannir un parti politique avec la même facilité qu'auparavant.Toutefois, si l'interdiction d'un parti était votée, ses adhérents ne seront plus exclus de la sphère politique comme c'était le cas auparavant. De plus, trois des juges seront à présent désignés par le Parlement et quatorze par leprésident de la République.Malgré toutes ces avancées, les détracteurs de l'AKP, notamment le CHP, voient dans ces reformes un moyen pour Erdogan de transgresser la Constitution laïque du pays. Il est vrai que la Cour constitutionnelle exerce aujourd'hui un contrôle bien moins strict sur le gouvernement, mais si cette évolution, qui va être certainement amplifiée par l'adoption de la nouvelle Constitution, va dans le sens d'une plus grande autonomie des institutions de l'Etat au détriment d'un contrôle militaire autoritaire, il est indéniable qu'il s'agira d'une avancée de la démocratie. Il reste, cependant, à craindre que la Cour constitutionnelle ne gagne pas, ou peu, en indépendance. En effet, si celle-ci passe du contrôle des militaires à celui de l'Exécutif, elle ne sera toujours pas en mesure de maintenir les fondements de la Constitution turque de manière impartiale.
S. H.


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