Lorsque les robinets coulent, il faut faire des provisions pour l'eau potable, pour le bétail et, s'il en reste, pour les cultures. «Quand nous sommes connectés, explique Youssef Dabassé, les parties basses de Tarqumiya en profitent et, la fois suivante, c'est le village d'en haut qui est alimenté.» Le reste du temps, il faut acheter l'eau aux camions-citernes de passage et puiser dans les réservoirs, dont sont équipées environ 40 % des maisons. Pour comprendre, il faut rouler dans les collines avec Khayni Damidi, un ingénieur de l'Autorité palestinienne de l'eau (PWA). Sur la route 35, l'embranchement vers Tarqumiya longe la colonie juive de Telem. Un peu avant, sur un mauvais chemin de terre flanqué d'oliviers, on débouche sur une station de pompage au bruit assourdissant. L'installation, qui dessert une vingtaine de villages, appartient à la compagnie Mekorot. En principe, elle est gérée en coordination avec l'Autorité palestinienne, à une réserve près : sur la grosse canalisation qui s'enfonce sous terre, l'ingénieur Damidi désigne une valve protubérante. «Elle sert de goulot d'étranglement, explique-t-il. Le débit est régulé selon le bon vouloir des Israéliens.»Contrairement au nord de la Cisjordanie, où il existe des centaines de puits illégaux, en particulier dans la région de Jénine, cette pratique est rare dans la région d'Hébron, située en zone C, cette partie de la Cisjordanie où, selon les accords d'Oslo (1993), Israël exerce un contrôle civil et sécuritaire quasi absolu. «Il est illusoire de vouloir creuser un puits en zone C, confirme Khayni Damidi, l'armée est omniprésente.» Les connexions illégales, en revanche, sont légion. Selon l'expert israélien Haim Gvirtzman, elles représentent un manque à gagner de 3,5 millions de mètres cubes par an. Les Palestiniens contestent cette évaluation, mais ne nient pas le phénomène. «Nous payons pour toute l'eau qui part vers nos villages, mais bien sûr, nous ne recevons pas la quantité équivalente, à cause du piratage : globalement, 50 % de l'eau n'est pas facturée aux consommateurs», indique M. Damidi.Outre que les fuites – résultat d'une maintenance défectueuse – affectent 33 % du réseau palestinien, il n'y a pas si longtemps, en période de grande sécheresse, les villages n'hésitaient pas à détourner les canalisations du village voisin. De tels comportements, justifie cet ingénieur, sont le résultat de la pénurie hydrique organisée par Israël. Sur l'eau, comme sur bien d'autres sujets, les positions des Israéliens et des Palestiniens semblent irréconciliables...
Un nouvel apartheid de l'eau Les autorités israéliennes se sont déclarées «indignées», courant février, par la publication d'un rapport de l'Assemblée nationale française qui dénonçait «un nouvel apartheid de l'eau» dans les territoires palestiniens occupés. L'auteur, le député socialiste Jean Glavany, soulignait que «les 450 000 colons israéliens en Cisjordanie utilisent plus d'eau que 2,3 millions de Palestiniens». Il assurait que, en cas de sécheresse, la priorité de l'eau est accordée aux colons, que la barrière de sécurité en Cisjordanie permet le contrôle de l'accès aux eaux souterraines, et que les puits forés par les Palestiniens sont systématiquement détruits par l'armée israélienne. «Au Proche-Orient, concluait-il, l'eau est plus qu'une ressource, c'est une arme.» Les exemples de discriminations sur l'eau dont sont victimes les villageois palestiniens abondent. Et il ne fait pas de doute que la politique de colonisation menée par Israël a notamment pour objectif stratégique une appropriation des ressources hydriques. L'eau, pour les Israéliens, est avant tout une question militaire. Quant à ce terme d'«apartheid», le maire d'Hébron, Khaled Osaily, a son idée : «Bien sûr qu'il s'agit d'apartheid ! Globalement, nous n'obtenons que 50 litres d'eau par jour et par personne, alors que les Israéliens disposent en moyenne de 400 litres !» Ces chiffres sont contestés par Israël : selon le professeur Gvirtzman, si l'écart entre Israéliens et Palestiniens était de 508 litres contre 93 litres en 1967, il s'est réduit aujourd'hui à 150 litres pour les Israéliens contre 140 litres pour les Palestiniens. Le maire d'Hébron reconnaît que l'une des principales accusations des Israéliens, à savoir le creusement de puits illégaux et les connexions pirates, est fondée, mais c'est pour en relativiser l'importance : «Des connexions illégales, il y en a partout, y compris à Tel-Aviv. Quant aux puits illégaux, c'est un phénomène d'ampleur limitée, et parfaitement gérable.»Shaddad Al-Attili, directeur de la PWA, résume ainsi le dialogue de sourds qui prévaut au sein de la commission conjointe israélo-palestinienne sur l'eau : comme les Palestiniens refusent d'approuver les projets hydriques israéliens dans les colonies (ce qui reviendrait à légitimer celles-ci), Israël réplique en refusant la quasi-totalité des projets palestiniens, y compris les usines de retraitement des eaux usées. Israël argue de sa bonne foi en soulignant qu'il a doublé l'allocation d'eau aux Palestiniens par rapport aux quotas prévus par les accords d'Oslo II (1995), mais l'argument ne convainc pas : non seulement ce partage – qui n'accordait aux Palestiniens que 18 % de la nappe phréatique dite «des montagnes», la principale ressource hydrique partagée entre Israéliens et Palestiniens – devait être temporaire, mais la population palestinienne a doublé depuis cette date. Le refus d'Israël d'accepter une répartition plus équitable se justifie d'autant moins que, selon le professeur Gvirtzman, en 2013, l'Etat juif devrait disposer de cinq usines de désalinisation de l'eau de mer, qui lui permettront d'équilibrer sa production et sa consommation d'eau douce. La question de l'eau est l'une des clés des négociations en vue de la création du futur Etat palestinien. Si elle n'est pas aussi médiatisée que celle des frontières, dont elle est pourtant inséparable, ou que celles du statut de Jérusalem ou du retour des réfugiés palestiniens, il est devenu urgent de trouver une solution pour partager équitablement cette ressource vitale. A laisser pourrir la situation, le risque est grand de voir les microconflits de l'eau se multiplier comme des métastases qui embraseront la Cisjordanie. «La prochaine guerre, prévient le maire d'Hébron, pourrait bien être celle de l'eau.» L. Z. In Le Monde du 12-03-2012