L‘Histoire de l'Autre, racontée par l'Autre, c'est toujours toute une histoire. Pour l'un comme pour l'autre. Dimanche soir, sur France 2, télé publique de l'Autre, hier acteur de cette histoire commune, l'a racontée d'une certaine façon, c'est-à-dire à sa manière propre. L'intention, à la veille de la commémoration du 19 mars 1962, en l'année du cinquantenaire de l'indépendance algérienne, est louable. Cependant, pas tout à fait propre. «Guerre d'Algérie, la déchirure», du réalisateur Gabriel Le Bomin et de l'historien Benjamin Stora, en est une illustration. Inédite, car sans témoignages, mais tout en images et «au passé du subjectif», comme le titre justement une chroniqueuse du journal Le Monde. Gabriel Le Bomin, lui, affirme que son documentaire «n'est pas un travail sur la mémoire mais sur l'Histoire.» L'Histoire racontée par des images colorisées puisées essentiellement de fonds iconographiques français. Notamment, de l'INA, la Croix-Rouge et l'Ecpad, le cinéma des armées françaises. Mais, le parti pris de ne pas enregistrer de témoignages, ne justifie pas l'autre parti pris qu'est le choix du tout-images, forcément sélectif, forcément subjectif et nécessairement partiel et partial. Certaines images comme celles de Ferhat Abbes à Pékin accueilli comme un chef d'Etat par Mao en 1960, ont certes été fournies par la télévision algérienne. Nonobstant leurs valeurs esthétiques et historiques, ces images «algériennes» valent, par comparaison, le poids d'une poignée d'olives de la Vallée de la Soummam. Il en est de même, côté algérien, du poids de la parole d'Ali Haroun lors du débat qui a suivi le documentaire. Face à Danielle Michel-Chich, qui a écrit un livre en forme de lettre à la responsable de l'attentat de 1957 à Alger où elle a elle-même perdu une jambe, et devant le père Guy Gilbert, appelé en Algérie, et Dalila Kerchouche, née dans un camp d'internement de harkis en France, l'ancien de la VIIe Wilaya, pesait peu pour pouvoir concurrencer les mémoires d'en face. A la concurrence des mémoires s'est alors juxtaposée celle des violences. «La violence de celui qui opprime et la violence de celui qui se défend», a justifié l'avocat algérien. Comme si toutes les violences se valaient pour que l'une annule l'autre. Comme si la première, celle du colonisateur, au lieu de justifier celle du colonisé, l'égalait pour ne plus la justifier. Dimanche soir, l'ombre géante de Larbi Ben M'hidi a plané sur ces débats. Esseulé au milieu d'un aréopage de contradicteurs français, dans un débat franco-français, animé par un journaliste français sur une chaîne de télé française, Ali Haroun, parfois en déphasage, des fois en phase ou en empathie, semble avoir perdu le souvenir de Larbi Ben M'hidi. En meilleure forme, il se serait peut-être rappelé l'équation bénmhidienne de la guerre asymétrique. Equation qui fait s'affronter insurrection et contre-insurrection. Deux forces inégales. Deux violences, une violence et une contre-violence. Deux logiques de guerre. Deux philosophies de la vie et de la mort : la vie pour mourir et la mort pour vivre. Il se serait probablement souvenu de l'axiome des couffins de l'ALN et des avions de l'armée française. Comme quoi, il y a bombes et bombes, même si les bombes de l'Un ne valent pas en puissance létale celles de l'Autre, dans des couffins de 1957 dissimulées. Comme quoi, le général Aussaresses ne pouvait pas être Larbi Ben M'hidi. C'est même un lieu commun, la violence est, par définition, haïssable. Elle n'est jamais noire ou blanche. Elle est, par principe, en noir et blanc. Elle est même en couleurs. Rouge sang, de part et d'autre. D'évidence, le sang versé n'est jamais le même. Il n'est jamais de valeur égale même s'il est de même rhésus. Question de cause de l'Un et d'intérêts de l'Autre. De vie pour l'un, de survie pour l'autre. C'est ainsi que les violences, les atrocités, les moyens des uns et des autres ne peuvent pas être mis, avec les mêmes poids, sur la balance de l'équité. Question d'éthique de guerre et de morale révolutionnaire. Dimanche soir, on n'est pas passé finalement de la mémoire à l'Histoire. Et dans l'histoire, la petite, celle du documentaire et des débats ad hoc, on a compris pourquoi notre Ali Haroun historique était seul et de faible poids. Parce qu'il est à l'image du régime dont il fut un des piliers idéologiques et qu'il a toujours servi sans faire d'histoires. Dimanche soir, la télé publique hexagonale, à l'image de tout l'audiovisuel public français et, par ailleurs, des principaux titres de la presse écrite de France, a commémoré le cinquantenaire de l'Indépendance avec la force des gros moyens. Avec également la pluralité des intelligences et la force des convictions propres. A l'opposé, c'est le grand walou. Le vide sidéral et sidérant d'une société chloroformée, mais surtout d'un régime politiquement indigeste et intellectuellement indigent. Un pouvoir qui commémore l'Histoire sous forme de stèles en béton hideux. Et qui l'écrit avec l'encre débile de l'hagiographie et de la célébration rituelle du martyrologe et de la geste héroïque. Qui le fait toujours en marge de l'Histoire et à l'écart des historiens algériens depuis toujours marginalisés. C'est cela la légitimité historique, avec son avatar politique, la légitimité révolutionnaire post-19 juin 1965. Comme la politique, l'Histoire a horreur du vide. Devant le vide officiel, il y a les jeunes Algériens, écrasante majorité démographique d'un pays qui ne connaît pas son Histoire. Ainsi, nos jeunes suivront toujours sur France 2, sur Facebook, sur la blogosphère et sur le reste du Web, l'histoire de l'Autre racontée par l'Autre. Dans cette histoire, c'est l'Autre qui aura toujours raison. Il en va de l'Histoire avec un grand H comme il en va de l'Ecole, les absents ont toujours tort. N.K.