Arbaïne Chérif, voilà, entre autres, un lieu de la vieille ville auquel tout Constantinois aurait voulu appartenir. La rue fait partie de la dizaine d'autres endroits que ceux qui ont moins de cinquante ans ne peuvent pas et ne pourront jamais vraiment connaître. Paisible jusqu'à nos jours, l'entrée qui y conduit à partir de Trik-jdida (partie européenne de la ville) comme peut bifurquer une veine dans un faisceau d'artères met rapidement un terme au vacarme ambiant même, si hélas signe des temps, cette quiétude logiquement prévisible dans une venelle étroite est quelque peu balayée par un tohu-bohu divers et plus particulièrement des véhicules qui en traversent le sol pavé pour gagner en distance et surtout espérer y trouver un moyen de se garer. Arbaïne Chérif, c'est aussi comme Rahbet Es-Souf, Sidi-Djeliss, Sidi-Boumâaza, El-Batha et tant d'autres lieux, un espace de «ouled el blad», ceux qui savent se saper même modestement, savent parler, se tenir et surtout se payer du bon temps comme un bossu. Tout y est magnifié et magnifique, l'alignement des maisons, la présence jamais interrompue de deux librairies restées en l'état depuis l'occupation coloniale, une Dar El-Kadi immuable avec son accès boisé immaculé, l'imprimerie Abdelhamid Benbadis où en des temps glorieux était éditée la revue Ach-Chiheb ou Al-Bassair. Arbaine Cherif, c'est aussi les incontournables familles dont certains membres refusent de quitter les lieux même s'il y a mieux ailleurs. C'est à l'image de l'inamovible kiosque Sagar, celui-même à côté duquel avait été balancé un pavé d'une hauteur de plus de trois mètres sur un soldat français tué sur le coup. Ironie du sort, celui-ci était d'origine sénégalaise. Il était dit d'Arbaïne Cherif que c'était le Quartier latin de la ville, un espace où convergeaient toutes les personnes et personnalités qui rendaient visite à Constantine. Pour Saïd L. «il était impensable qu'un hôte de la ville venant du Centre, de l'Ouest ou du Sud du pays et même des pays amis voisins n'y descende pas compte tenu du niveau intellectuel de haute volée qui y prévalait mais aussi de la dimension des personnes qui pouvaient s'y trouver ponctuellement. D'autant plus que Cheikh Abdelhamid Benbadis, les oulémas étaient fréquemment proches des lieux. Artistes, musiciens et comédiens n'étaient pas en reste d'autant plus que des lieux de convivialité ne faisaient pas défaut, d'une part, et que l'hospitalité ancestrale des riverains n'était pas un vain mot d'autre part. H. B. nous parlera de ces personnages qu'avec le temps il est parvenu à assimiler à ceux des films de Pagnol. «Je me souviens par exemple de aâmi Mahfoud l'épicier. Il avait été affublé du sobriquet de Staline parce qu'il avait une admiration sans bornes pour ce dernier. Et le jour où un client lui a annoncé la mort du Petit père des peuples, aâmi Mahfoud lui avait sèchement répondu que Staline ne pouvait pas mourir et que ce n'était que de la propagande des Américains.» C'est dire.Tenter d'évoquer Arbaïne Chérif sur un espace étriqué que permettrait la page d'un quotidien d'informations serait en réalité lui tenir ombrage tant il est vrai que ce serait plutôt avoir droit à une encyclopédie que ledit lieu mériterait. Ce serait l'unique moyen d'ailleurs d'être fidèle dans la description et surtout de rendre justice à tous ceux qui y ont vécu et fait histoire et anecdotes. Parfois l'Histoire et les anecdotes se sont si bien agencées pour dire les hauts faits d'armes de jeunes hommes passés au statut de martyrs des lieux.