On ne risque pas grand-chose à présumer que Julian Assange -qui serait actuellement retranché à Londres dans une pièce sans fenêtre de l'ambassade équatorienne, obligé de dormir sur un matelas gonflable- n'avait pas vraiment ce scénario en tête quand il créa son site de dénonciation, il y a six ans.Comment en sommes-nous arrivés là? La question mérite d'être posée alors qu'Assange, visiblement empêché de rejoindre l'Equateur qui vient pourtant de lui accorder l'asile politique, flotte dans les limbes du droit international et que la survie de WikiLeaks, aux prises avec des problèmes financiers et des attaques par déni de service, ne tient plus qu'à un fil. Comment une organisation qui se targuait d'être l'avenir du journalisme –une prétention qui sembla même un temps justifiée– a-t-elle pu dégénérer au point de s'assimiler aux mélodrames d'un seul homme? Rétrospectivement, quelques grosses erreurs stratégiques peuvent expliquer les déboires actuels de WikiLeaks. La première erreur de WikiLeaks, c'est d'avoir adhéré, au fil du temps, à un programme politique spécifique – celui d'Assange, notamment. A l'évidence, des fuites comme la vidéo du Meurtre collatéral, les rapports sur la guerre en Afghanistan et, bien sûr, les dizaines de milliers de câbles émanant du Département d'Etat des Etats-Unis allaient susciter l'ire du gouvernement américain, qu'importent les autres faits d'armes du site. Assange s'est défendu contre les accusations d'antiaméricanisme portées contre sa création qu'il considérait plutôt comme menant un combat universel contre la confidentialité.
Antiaméricanisme Il faut d'ailleurs reconnaître que les Etats-Unis n'ont pas été l'unique cible de WikiLeaks; la première fuite à attirer l'attention internationale concernait la corruption gouvernementale au Kenya. Et le site s'est parfois éloigné d'une pure stratégie de gauche, en particulier avec l'affaire du «Climategate» qui avait divulgué les emails de chercheurs britanniques de l'Université d'East Anglia. Mais depuis 2010, la neutralité du système de transmission de WikiLeaks est un concept très difficile à défendre. Ses opérations les plus importantes ont quasiment toutes concerné le gouvernement américain ou des entreprises américaines. Quand WikiLeaks a publié les câbles diplomatiques américains, son objectif déclaré était de révéler «les contradictions entre la position officielle américaine et ce qui se di[sai]t une fois les portes closes». En revanche, quand, en juillet, le site a divulgué des câbles gouvernementaux, syriens, Assange n'a pas tardé à signaler que «ces documents embarrass[ai]ent la Syrie, mais aussi ses adversaires». A cette date, le soulèvement contre le régime de Bachar el-Assad avait déjà coûté la vie à plus de 14 000 personnes.Assange n'a pas non plus amélioré sa crédibilité avec son talk-show télévisé, The World Tomorrow, surtout avec sa première émission et son interview plus que complaisante du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Cela n'a pas non plus aidé que l'émission soit diffusée sur RT (anciennement Russia Today), une chaîne financée par le gouvernement russe. Et, ironie du sort, l'apôtre de la transparence a, aujourd'hui, partie liée avec le président équatorien Rafael Correa, ancien invité de World Tomorrow et chef d'Etat dont la réputation en matière de liberté de la presse est loin d'être reluisante.
Pas de leaks concernant la Russie ou la Chine Le gouvernement américain a peut-être toujours vu Assange comme une menace, mais les Américains auraient sans doute été bien plus disposés à l'écouter si son antiaméricanisme n'avait pas été aussi primaire. Même les Américains extrêmement critiques envers la politique étrangère de leur pays ont du mal à s'identifier à un homme qui promet d'accélérer «l'annihilation totale du régime américain actuel». Assange aurait pu se défendre contre les accusations de partialité portées à son encontre en divulguant des informations confidentielles sur des gouvernements hostiles aux Etats-Unis, comme la Chine ou la Russie. En octobre 2010, lors d'une interview donnée au journal russe Izvestia, il avait assuré que WikiLeaks détenait des «[documents compromettants] sur la Russie, sur votre gouvernement et vos hommes d'affaires (…) Mais pas autant que nous le souhaiterions. (…) Nous les publierons sous peu. (…) Nous sommes aidés par les Américains, qui nous transmettent beaucoup de documents sur la Russie». Mais le «Kremlingate» n'a pas encore vu le jour, ce qui signifie soit qu'il ne s'agit pas d'une priorité majeure pour WikiLeaks, soit qu'Assange bluffait. Faire miroiter des fuites que le site ne publie finalement pas, ou surcoter celles qu'il a en sa possession a été une autre marque de fabrique d'Assange et de son œuvre. Cette année, WikiLeaks a divulgué plus de 5 millions de mails émanant de Stratfor, une multinationale spécialisée dans le renseignement, en présentant l'entreprise comme une «CIA du secteur privé», coupable d'opérations illégales avec la complicité du gouvernement américain. En réalité, les mails ne révélaient rien du tout, si ce n'est que Stratfor avait quelque peu survendu son expertise et ses compétences en matière de renseignement à ses gros clients. Prenez par exemple Fred Burton, vice-président du renseignement chez Stratfor, qui avait prédit que les Etats-Unis subiraient une avalanche d'attaques comparables à celles du 11 septembre après la chute d'Hosni Moubarak. Et les mails censés prouver que le Département de la Sécurité intérieure des Etats-Unis espionnait le mouvement Occupy Wall Street se sont révélés bien décevants (mais il faut reconnaître qu'un long échange sur un vol de tortellinis au pesto dans le réfrigérateur de l'entreprise était assez rigolo).
Wikileaks et le Printemps arabe Les mails syriens ont peut-être révélé combien certaines entreprises et politiciens occidentaux avaient été un peu trop prompts à s'engager avec le régime d'Assad, mais les documents contenaient peu d'informations compromettantes que Bloomberg ou le Wall Street Journal n'avaient pas déjà divulguées. Les lecteurs ont été fortement déçus et l'histoire a rapidement disparu des écrans radar. Même la réussite majeure de WikiLeaks – le Cablegate –, qui a sans doute embarrassé le Département d'Etat et compromis certaines sources gouvernementales, américaines, n'a pas révélé grand-chose des infâmes pratiques des diplomates américains. A la limite, l'affaire a montré que les diplomates étaient un peu mieux informés sur leur lieu d'affectation que ce que laissaient entendre leurs déclarations publiques. Certes, les documents détaillant les excès de la famille Ben Ali ont été, début 2011, l'un des nombreux facteurs déclenchants du soulèvement tunisien, mais prétendre, comme l'a fait Wikileaks, que le Printemps arabe a été une conséquence directe de ses révélations, comment dire... c'est plutôt comique. De plus, à de nombreuses reprises, WikiLeaks n'a pas vraiment prouvé sa fiabilité en matière de gestion d'informations confidentielles. En 2009, en se mélangeant les pinceaux entre les champs «CC» et «BCC» d'un mail, Assange aurait accidentellement dévoilé à ses destinataires les noms des 58 premiers soutiens de son organisation, une erreur sans doute à l'origine de la série d'événements qui s'est conclue par l'arrestation de Bradley Manning, le mouchard présumé. WikiLeaks n'a même pas réussi à exploiter correctement les joyaux de sa couronne -les câbles diplomatiques probablement communiqués par Manning - en permettant à un journal norvégien d'accéder à ces informations, alors qu'il ne faisait pas partie du premier accord de publication de décembre 2010. Si on en croit certains, Assange aurait même permis à un bénévole islandais d'accéder à l'intégralité du dossier. Au final, WikiLeaks a préféré tourner le dos à ses partenaires médiatiques et l'a publié in extenso, sans expurger les noms des sources, révélant ainsi l'identité de dissidents qui s'étaient confiés aux autorités américaines.
Des rapports complexes avec les médias traditionnels Les défenseurs de WikiLeaks se plaignent souvent du traitement hostile que réservent les médias traditionnels à l'organisation. Le 16 août, le papier du New York Times sur le marasme équatorien et ses vieilles anecdotes montrant un Assange qui ne tire pas la chasse ou qui martyrise des chats ne va pas leur donner tort. Mais WikiLeaks, en sapant ses relations avec ses partenaires médiatiques, a aussi sa part de responsabilité dans cette histoire. Le site s'est attiré les foudres de son premier partenaire de publication, le Guardian, en court-circuitant leur accord et en partageant des documents avec un support concurrent. Dans le cas du New York Times, Assange s'est retourné contre le journal et son rédacteur en chef de l'époque, Bill Keller, après la publication d'un portrait de lui qu'il trouvait peu flatteur; quelques temps après, Assange s'est mis à accuser le journal de collusion avec le gouvernement américain. En juillet, WikiLeaks publiait un faux article de Bill Keller, un geste qui ne parfait pas vraiment la crédibilité d'une organisation qui se targue de l'exactitude de ses informations. Mais le plus gros problème de WikiLeaks, c'est que l'organisation est devenue bien trop indissociable du «cinglé d'Australien peroxydé», pour reprendre une formule de Manning. Une organisation est rarement aidée quand son chef est accusé d'agressions sexuelles, mais WikiLeaks aurait peut-être plus facilement survécu à de tels démêlés si Assange n'avait pas autant incarné son image publique – une situation qui, semble-t-il, lui doit beaucoup.«Je suis le cœur et l'âme de cette organisation, je suis son fondateur, son théoricien, son porte-parole, son premier codeur, organisateur, financier, et tutti quanti. Si ça te pose un problème, tu te barres», peut-on lire dans un chat entre Assange et un de ses bénévoles islandais, Herbert Snorrason, un document obtenu par Wired. Snorrason s'est donc barré, comme de nombreux alliés de la première heure. «En réalité, je pense que Julian a poussé pas mal de personnes compétentes vers la porte», a déclaré Snorrason dans les colonnes de Wired. Parmi les démissionnaires, on compte l'ancien porte-parole allemand de WikiLeaks, Daniel Domscheit-Berg, parti créer un site concurrent en détruisant 3 500 câbles inédits dans la manœuvre. Domscheit-Berg est devenu depuis l'un des détracteurs d'Assange les plus véhéments et les plus écoutés.
L'avenir du journalisme Pendant plusieurs mois, WikiLeaks a été le sujet de politique internationale le plus important et le plus excitant de 2010 et, tous les jours, journaux comme lecteurs attendaient fébrilement son lot de révélations nouvelles. Avec 250 000 câbles diplomatiques à écluser, plus, vraisemblablement, d'autres fuites cachées dans l'empire des secrets d'Assange, WikiLeaks donnait vraiment l'impression de pouvoir changer la donne. L'avenir coulait de source: les médias traditionnels allaient mettre plusieurs années avant de rattraper les informateurs anonymes d'Internet. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Très vite, on a compris que la grande majorité des câbles étaient inoffensifs. Les dossiers les plus surcotés de WikiLeaks – Stratfor, la Syrie – sont loin d'avoir impressionné leur monde. Des sites jumeaux, comme l'OpenLeaks de Domscheit-Berg, n'ont pas non plus réussi à faire la différence. Et WikiLeaks se voit aujourd'hui éclipsé par une histoire judiciaire qui – même si Assange prétend le contraire – n'a pas grand-chose à voir avec le site et sa vocation. Est-ce que WikiLeaks aurait été plus crédible et plus prospère dans sa collecte et sa diffusion d'informations confidentielles si Assange n'avait pas été à la fois le moteur et la vitrine de l'organisation? Nous ne le saurons jamais.Même si la situation à l'ambassade équatorienne se débloque, les gardiens des secrets les plus sensibles du monde respirent beaucoup mieux aujourd'hui qu'il y a deux ans. J. E. K. in Slate.fr