L'atmosphère était particulièrement lugubre jeudi matin, et la pluie qui ne cessait de tomber apportait une note supplémentaire de tristesse à la vue qui s'offrait à Messaoud. Les deux villas qui poussaient en face de l'immeuble miteux où Aïcha et lui avaient échoué dix-huit ans auparavant lui barraient définitivement la vue : la luxueuse villa achevée du milliardaire installé depuis peu avec sa famille et deux gros chiens qui aboyaient toute la nuit. Cette imposante bâtisse avait mobilisé quelques travailleurs quatre années durant et celle de l'artisan, qui devait être en chantier depuis plus de vingt ans et qui , avec des piliers qui dépassaient la terrasse du 2e étage, promettait un 3e qui masquerait définitivement le ciel. D'ailleurs, toutes les fenêtres donnaient sur un horizon fermé dans ce quartier qui se terminait en cul-de-sac au bout de cette populeuse cité. Messaoud n'était pas encore décidé à sortir, n'osant pas braver la pluie, les allées aux cratères lunaires et les flaques d'eau mêlées aux détritus qui tapissent ces allées. La silhouette fine de Aïcha arrangeant son fichu s'encadra dans la porte. Elle lança son quotidien : «Ya radjel !» Messaoud leva la tête et la considéra. -Alors ! Tu vas voter ? - Ya m'ra pour qui veux-tu que je vote ? Je ne connais aucun candidat. Je ne connais pas l'actuel maire qui se fait aussi rare que le président de la République, qui n'a jamais envoyé un balayeur dans ce coin de cité, n'a pas refait la route depuis des années, au point où je dois refaire les amortisseurs de la bagnole dont le crédit nous coûte les yeux de la tête. D'ailleurs, il a publié son bilan sans spécifier qu'il y a juste les trottoirs qui mènent au marché et à la poste qui ont été refaits ! Les trottoirs ! Il n'a parlé dans son bilan ni de sa facture téléphonique ni des bons d'essence : c'est un chauffeur payé par la commune qui emmène ses enfants à l'école privée fréquentée par les beaucoup-flouss ! Je n'ai pas confiance en les partis de la majorité qui ne s'intéressent pas à nous depuis des années. Je ne crois pas que les partis d'opposition aient les moyens de tenir leurs promesses, car c'est avant tout le wali qui demeure le grand Manitou et qu'il est désigné par ce même pouvoir qui s'est assis sur 100 milliards de dollars pendant que les jeunes gens tiennent les murs de la cité ou se font harragas comme d'autres se font hara-kiri ! Je n'ai pas voté depuis 1989, depuis la fameuse Constitution de Chadli et je ne suis pas près de voter ! Dans notre pays, la meilleure façon de voter est de ne pas voter ! -Alors, va faire les courses ! L'atmosphère était particulièrement lugubre jeudi matin, et la pluie qui ne cessait de tomber apportait une note supplémentaire de tristesse à la vue qui s'offrait à Messaoud. Les deux villas qui poussaient en face de l'immeuble miteux où Aïcha et lui avaient échoué dix-huit ans auparavant lui barraient définitivement la vue : la luxueuse villa achevée du milliardaire installé depuis peu avec sa famille et deux gros chiens qui aboyaient toute la nuit. Cette imposante bâtisse avait mobilisé quelques travailleurs quatre années durant et celle de l'artisan, qui devait être en chantier depuis plus de vingt ans et qui , avec des piliers qui dépassaient la terrasse du 2e étage, promettait un 3e qui masquerait définitivement le ciel. D'ailleurs, toutes les fenêtres donnaient sur un horizon fermé dans ce quartier qui se terminait en cul-de-sac au bout de cette populeuse cité. Messaoud n'était pas encore décidé à sortir, n'osant pas braver la pluie, les allées aux cratères lunaires et les flaques d'eau mêlées aux détritus qui tapissent ces allées. La silhouette fine de Aïcha arrangeant son fichu s'encadra dans la porte. Elle lança son quotidien : «Ya radjel !» Messaoud leva la tête et la considéra. -Alors ! Tu vas voter ? - Ya m'ra pour qui veux-tu que je vote ? Je ne connais aucun candidat. Je ne connais pas l'actuel maire qui se fait aussi rare que le président de la République, qui n'a jamais envoyé un balayeur dans ce coin de cité, n'a pas refait la route depuis des années, au point où je dois refaire les amortisseurs de la bagnole dont le crédit nous coûte les yeux de la tête. D'ailleurs, il a publié son bilan sans spécifier qu'il y a juste les trottoirs qui mènent au marché et à la poste qui ont été refaits ! Les trottoirs ! Il n'a parlé dans son bilan ni de sa facture téléphonique ni des bons d'essence : c'est un chauffeur payé par la commune qui emmène ses enfants à l'école privée fréquentée par les beaucoup-flouss ! Je n'ai pas confiance en les partis de la majorité qui ne s'intéressent pas à nous depuis des années. Je ne crois pas que les partis d'opposition aient les moyens de tenir leurs promesses, car c'est avant tout le wali qui demeure le grand Manitou et qu'il est désigné par ce même pouvoir qui s'est assis sur 100 milliards de dollars pendant que les jeunes gens tiennent les murs de la cité ou se font harragas comme d'autres se font hara-kiri ! Je n'ai pas voté depuis 1989, depuis la fameuse Constitution de Chadli et je ne suis pas près de voter ! Dans notre pays, la meilleure façon de voter est de ne pas voter ! -Alors, va faire les courses !