« LE SOIR », BRUXELLES – MIS EN LIGNE LE 3/04/2019 À 12:49 PAR BAUDOUIN LOOS Abdelaziz Bouteflika restera celui qui a mis fin à « la décennie noire » qui saigna l'Algérie entre 1992 et 2000. Au prix d'une absolution pour les assassins de tous bords, de l'armée ou des maquis islamistes. Mais c'est sa fin pitoyable qui aura surtout marqué les esprits… La démission d'Abdelaziz Bouteflika a été annoncée ce mardi 2 avril en fin de journée. Il occupait le siège de président de la République d'Algérie depuis sa première « élection », controversée, en 1999. Ce 11 mars 2019, il venait de renoncer à briguer un cinquième mandat, cédant à la pression populaire, mais non sans annuler l'élection présidentielle et de prolonger indéfiniment son quatrième mandat. Pour nombre d'Algériens qui n'ont pratiquement connu que lui, son règne semblait éternel. Pourtant, les mauvaises langues l'assurent : depuis son grave accident vasculaire cérébral de 2013, « Boutef », comme dit la vox populi, très diminué physiquement, avait en réalité cessé de diriger le pays. Retour sur les ombres et les lumières de la longue carrière d'un homme qui, pour le meilleur ou pour le pire, aura marqué l'histoire de son pays. Abdelaziz Bouteflika naît en 1937… au Maroc, à Oujda, non loin du pays de ses parents originaires de Tlemcen. Très jeune, il participe à l'insurrection des indigènes algériens contre la France coloniale dans les années 1950. Remarqué par Houari Boumediène, l'un des chefs (et futur président), cet intellectuel brillant qui se singularise par une taille modeste (au tour d'1 m 60), intègre « le clan d'Oujda », pièce maîtresse de « l'armée des frontières » qui s'emparera du pouvoir à l'indépendance arrachée en 1962. Sa précocité se confirme puisqu'il devient alors, à 25 ans, ministre dans le premier gouvernement algérien, attaché à la Jeunesse et au Tourisme, mais il décroche dès 1963 le portefeuille des Affaires étrangères, qu'il conservera jusqu'en 1979. C'est l'époque du tiers-mondisme qui voit Alger devenir le porte-voix des non-alignés. « Boutef » anime sa fonction avec zèle, bosse dur, tance ses collaborateurs, fréquente les révolutionnaires du monde entier et se taille une belle réputation à la mesure de son orgueil débordant… S'il ne dédaigne ni les cigares ni les costumes de luxe, sa vie privée, pourtant, restera toujours mystérieuse. Lorsque le président Boumediène meurt, en décembre 1978, Bouteflika croit son heure arriver. Hélas pour lui, c'est au contraire une traversée du désert qui l'attend, il la qualifiera lui-même un jour de « longue et douloureuse ». Il lui est cependant demandé de prononcer l'oraison funèbre du raïs défunt mais, ensuite, le ciel lui tombe sur la tête : l'armée, qui tranche toujours en Algérie, lui préfère un général, Chadli Benjedid, comme nouveau président. Pire : la Cour des comptes va bientôt instruire un procès contre lui pour détournement de fonds durant ses fonctions ministérielles. Il échappe à la prison et préfère s'exiler pendant six ans pour sévir comme consultant international en Europe et dans le Golfe. Son retour, en 1987, se fait dans la plus grande discrétion. L'Algérie sera alors entraînée dans de douloureux soubresauts : les émeutes de 1988, les victoires électorales du Front islamique du salut (FIS) de 1990 et 1991 puis le coup d'Etat militaire de 1992 qui plonge l'Algérie dans une « sale guerre » atroce qui fera entre 150 et 200.000 victimes. Deux fois, en 92 et 95, les « décideurs » algériens le sollicitent pour présider la république, mais il refuse ce cadeau empoisonné. Déjà, sans doute, espère-t-il une réapparition plus glorieuse, à la hauteur de son ego et de son esprit revanchard. C'est bien vu. En 1999, les conditions d'un retour aux affaires lui paraissent plus propices. Le pays sort peu à peu de son terrifiant cauchemar et l'armée promet des élections présidentielles libres. Au terme, probablement, d'une négociation serrée avec les « décideurs », il se présente, en même temps que six autres candidats. Ceux-ci estiment toutefois que les dés sont pipés, que « Boutef » a reçu l'onction des militaires et sera élu par la fraude quoi qu'il arrive, et ils se retirent tous de la compétition électorale deux jours avant le scrutin. Sans rivaux, Bouteflika est élu et devient président de la république le 27 avril 1999. Le nouveau « raïs » n'a de cesse d'imprimer sa marque. Il fait passer par référendum, un texte sur « la concorde civile » massivement approuvée par des Algériens traumatisés par un conflit des plus sanguinaires. L'amnistie avalisée ne concerne pas que les islamistes : les innombrables exactions sanglantes de l'armée et des « services » pendant la « sale guerre » reçoivent un semblable traitement, que les « décideurs » avaient de toute évidence négocié en amont de l'élection. Volontiers vaniteux, Bouteflika abhorre la réputation des présidents algériens qui ne seraient que des « marionnettes de l'armée ». « Je ne suis pas les trois quarts de président », s'exclame-t-il. Le verbe haut, il lâche des vérités destinées à embarrasser la hiérarchie militaire. « Le coup d'Etat militaire de 1992 ? Un délit et une violence ! », dit-il, contredisant la doctrine officielle du sauvetage face au péril islamiste. De même professe-t-il son « respect » pour Abassi Madani et Ali Belhadj, les deux chefs politiques du FIS accusés par les partisans du coup d'Etat d'avoir plongé le pays dans la violence. Bouteflika le rassembleur ? En réalité, au-delà de ces rodomontades, l'homme sait très bien à qui il doit son pouvoir. Il est l'enfant du système et il ne cherchera jamais à l'ébranler. Certes, il négocie âprement une marge de manœuvre plus étoffée, en fait même la condition de son retour aux affaires. Mais il ne remettra jamais en cause les fondements du régime, malgré les apparences. Et ces apparences sont celles d'un président volontiers narcissique qui aurait réussi à s'affranchir de ses parrains militaires, qui aurait remis l'armée dans les casernes, à défaut d'avoir eu la moindre prise sur le fléau qui flétrit la vie quotidienne des Algériens : la colossale corruption qui est même, pour certains, un mode de gouvernance. Son clan, et notamment Saïd, son frère, fera d'ailleurs beaucoup jaser la vox populi… Sous Bouteflika, la libéralisation de l'économie entamée durant la « décennie noire » continuera sans désemparer. Mais il s'agit d'une libéralisation sous contrôle, avec des monopoles publics qui deviennent des monopoles privés. Aucune tentative sérieuse n'est échafaudée pour échapper à la dépendance nationale aux hydrocarbures, seule vraie richesse du pays. Quant à l'ouverture politique, elle sert de faire-valoir sans contenu réel : les partis jouent une pièce pour laquelle ils se contentent des seconds rôles, le gouvernement gère les affaires et le parlement entérine sans discuter. D'ailleurs, les Algériens ne sont pas dupes de cette façade démocratique et boudent ostensiblement les urnes. « Boutef », lui, s'est souvent fait réélire. En 2004, 20019 et 2014. Sans coup férir. Sans vraie concurrence non plus. Mais la population, le plus souvent, l'apprécie. Lui sait gré de ce retour à la paix civile qu'il a parrainée dès 1999. Sa popularité a été réelle. Elle a aussi surfé sur une générosité que les finances publiques, fortes des prix pétroliers favorables au début des années 2000, ont pu offrir à coups de logements neufs, de mini-crédits, d'infrastructures routières rénovées, etc. Jusqu'à cet AVC de 2013. Qui laisse le président dans un état physique préoccupant. Depuis cinq ans, les Algériens ont un président qui ne leur a plus jamais adressé la parole. Il est muet. En chaise roulante. Mais se fait réélire sans prononcer un discours. Un chroniqueur d'El Watan, puisque la presse dispose d'une certaine marge de liberté, osa même à son propos, ce 5 novembre dernier ce diagnostic sévère, sous les mots de « spectacle affligeant », d'« acharnement », de « torture visuelle » ou « résultat cauchemardesque », pour ajouter : « Un suicide visuel. Tout le contraire de cette tentative d'icône nationale que cultive désespérément le président narcissique qui s'est longtemps rêvé en Mandela avant de terminer en Bourguiba en fin de règne ». Comment croire, dans ce tableau, que Bouteflika aurait réussi en 2015 à dissoudre le DRS (les tout-puissants services secrets militaires) comme le clament ses partisans ? D'aucuns y croient pourtant. Pas tous, évidemment. Pour le docteur Salah Eddine Sidhoum, un opposant radical au régime, Bouteflika n'a jamais été le patron de l'Algérie. « Je persiste à dire humblement, nous disait-il le 25 septembre dernier, qu'il n'est que la vitrine derrière laquelle se cache l'oligarchie militaro-financière, véritable détentrice du pouvoir. » Le sens commun algérien eût supputé que, désormais, les clans, l'armée ou cette obscure oligarchie devraient maintenant trouver un successeur à un « raïs » qu'ils ont artificiellement prolongé faute, justement, de consensus sur ce sujet brûlant. Sauf que « la rue » algérienne s'est exprimée avec force depuis le 22 février et l'annonce que « Boutef » chercherait un énième mandat. Et cette « rue », à la surprise du régime, a montré une incroyable détermination à changer les règles du jeu, à faire de l'Algérie un pays ouvert aux libertés et aspirant à la démocratie. La mort politique d'Abdelaziz Bouteflika tonifiera sans nul doute plus encore cet élan.