Souvenez-vous, Mr Belhimer, ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, qu'un jour vous avez, vous aussi, été un dissident, participant, animant un « attroupement non armé » que nous appelions le MJA, vous en avez témoigné pour laisser une trace, et vous écrivez : « La mise en œuvre des réformes, en vue de sortir du système de parti unique, avait accordé une place de choix à la corporation des journalistes du MJA, Mouvement des journalistes algériens, y compris en tolérant ce qui, au regard de la légalité du moment, était un dépassement manifeste : réunions publiques, marches et manifestations de rue sans autorisation préalable, interventions « dissidentes » sur les chaînes publiques de radio et de télévision, reprise de communiqués dans les colonnes des titres de l'Etat et du FLN. Le MJA avait agi en toute liberté d'avril 1988 – date de ses premières réunions, suscitées par des revendications salariales et animées par les élus des journalistes, aux commissions paritaires des entreprises de presse – jusqu'à sa tentative de légalisation par la tenue de la conférence nationale du Mouvement des journalistes algériens les 13 et 14 octobre, à la salle Atlas (Alger), avec quatre cent cinquante-trois participants ».(1) Je me souviens de vous, vous étiez grand et mince, vos mains étaient longues, vous vous distinguiez des autres par la blancheur de votre teint et de vos chemises au milieu d'une faune d'habillés n'importe comment, et je me souviens aussi que vous tentiez, quand vous preniez la parole, d'être précis comme un militant, un journaliste, un universitaire, les autres aimaient à rappeler dans cette profession sans carte et sans diplôme, que vous prépariez un doctorat. A l'époque, j'étais journaliste à Algérie-Actualité et Kheiredine Ameyar en était le directeur. Il deviendra mon ami aux cheveux blancs. La dernière fois que je l'ai vu, c'était à la Tribune, un journal qu'il avait essayé d'inventer sans aucune illusion, il était fatigué de cette comédie du pouvoir et de l'ambition et il m'avait entretenu longuement de la jungle. Oui, la jungle : le soir venu il regardait à la télévision des documentaires animaliers, fasciné par les moeurs des lions et des aigles, peut-être parce qu'il désespérait des hommes. Ivre jusqu'à la mort, un soir, plus triste que tous les autres, il s'est tiré une balle dans la tête. Nous l'avons enterré sans poser de question. Il faudrait aussi évoquer la mémoire de Abdou B., et celle de ses yeux, il les avait de la couleur des montagnes des Aurès, tous les deux étaient inséparables, liés par des secrets, bien des complots, avec leurs cheveux usés, leurs clopes brûlées, tous les deux se moquaient d'eux- mêmes et surtout des autres, faussement et furieusement cyniques, ils s'accrochaient aux branches comme des noyés pour ne pas couler avec la jungle à laquelle ils rappelaient ses limites. Journalistes et réformateurs, vous étiez, parfois, le troisième, à moins que ce ne soit le quatrième, comment oublier Bachir Rezzoug ? Le roi de la maquette, le splendide joueur avec ses mouchoirs en soie qui savait que les cartes étaient truquées. Evoquer sa mémoire, c'est aussi rappeler que c'est lui qui a été le premier à inviter RSF, reporters sans frontières, à la table du complot, il n'en était pas « le correspondant », comme on dit aujourd'hui mais un acteur à part entière, tout était dans le « sans frontières », en dépit de la personnalité détestable de Robert Ménard, fondateur parmi d'autres de cette ONG, en effet française de droit, mais ouverte aux journalistes de pays dominés comme l'Algérie, qui débarquaient dans cette arène sur les décombres du mur de Berlin. Les cartes du monde se redistribuaient, et sur ses frontières nous le savions, nous assistions au triomphe du libéralisme, du néolibéralisme même, la fin de l'homme rouge. C'est par lui donc, Bachir Rezzoug, que j'ai fait connaissance à mon tour avec RSF, nous étions partis ensemble à Barcelone, en Espagne, en terre étrangère, au début de la première guerre du Golfe, si mes souvenirs sont bons, c'était en 1991 et je crois que c'est en toute liberté que nous avions fait entendre nos deux voix de journalistes algériens sur l'art et la manière dont les puissants, d'Occident et d'Orient, manipulent les opinions pour écraser leurs peuples par la désinformation et la propagande, les mettent en guerre. De Saddam le tyrannique à Bush le voleur impérial de pays. Ce sont leurs ambitions sanglantes qui ont détruit l'Irak, alliées dans leur mépris, l'humiliation, la torture d'un peuple aussi brave qu'un autre et qui d'attroupement non armé en attroupement non armé avait tenté de sauver la patrie en danger, aujourd'hui empoussiérée. Ce jour- là, immodestes, nous avons dit depuis l'Algérie, oui à la liberté, mais nous ne saurons l'insulter en feignant de croire qu'elle se transporte sous les bombes de l'OTAN. Nous n'étions pas dupes, ni Bachir, ni moi, de la place qu'on nous assignait dans ce bal masqué. La place du témoin. Celui qui témoigne dans le procès du monde de son expérience de journaliste dans des systèmes autoritaires, de partis uniques en casquette en train de se casser la gueule lamentablement. Une illustration dans le récit néo-colonial, impérialiste. Mais le témoin peut changer de place, ne pas réciter le bréviaire offert avec le voyage, le gîte et le couvert, et écrire son propre récit, son d'où- je- parle et s'imposer acteur de sa propre histoire, contrairement à ce que s'imaginent les complotistes et leurs pendants que sont les marionnettistes des puissances dominantes qui invitent les indigènes dans l'arrière-cour de l'Occident. Quand un indigène débarque dans leur soft power, il ne laisse pas ses bagages à l'aéroport, sur ses épaules il porte déjà le lourd fardeau de ses loyautés…ou de ses trahisons. Le soir, nous avions fui la table de nos confrères étrangers si prévisibles et avions préféré nous inviter à la table populaire des espagnols et, dans un immense restaurant, nous avons joué avec eux au Bingo, Bachir le joueur magnifique, le gentlemen cambrioleur, n'a pas gagné le gros lot, un énorme jambon ibérique, ce n'était pas pour nous, « en revanche », comme aimait à préciser K. Ameyar dans la détestation du « par contre », nous avons fait la belle expérience de nous frotter à l'Autre. Comment le regretter ? Bachir est mort, lui aussi. Et le petit roquet à la voix de fausset de RSF s'est révélé en effet un petit con, un facho, fils de pied-noir d'extrême droite. Et alors ? Le temps passe et dévoile. Aujourd'hui vous et moi, nous avons survécu et si au fond, nous ne nous sommes jamais vraiment parlé, nous nous sommes souvent croisés d'un attroupement non armé à un autre. Etiez-vous le troisième ou le quatrième ? Quelle importance ? Le temps passe et ne se rattrape pas. Que de temps volé. Que de temps perdu en mauvais procès, en fausses chicanes, à creuser jusqu'à l'épuisement la tombe de nos avenirs. Aujourd'hui, pouvons- nous laisser voler le temps de ceux et celles qui arrivent à leur tour à cette tragique table de « La presse en quête de mythe » ? Si je n'étais une journaliste putative, si j'avais une carte de presse, c'est la seule question que je vous poserais. Même si, je l'avoue, je ne résisterais pas à une deuxième question et j'ajouterais, dans le regret de vous faire perdre votre temps et le mien : monsieur le ministre et porte-parole du gouvernement, à qui pensiez-vous quand vous écriviez en 2001 : « Dans une telle situation, la presse, qui n'a pas tété au biberon du sang des bébés égorgés et des robinets de pétrole, n'a plus rien à perdre que ses chaînes. Si un courtisan se présente à elle, elle peut désormais, la conscience tranquille, lui opposer ces vers du célèbre poète arabe Hallâj : Et comment craindre son abandon Quand je ne connus pas ses faveurs. » (2) 1) et 2) : « La presse en quête de mythe », Ammar Belhimer, in La pensée de midi 2001/1, no 4, pages 111 à 123.