Finalement, au point où nous en sommes, dirait l'autre, tout peut faire une information prioritaire par rapport à celle qui nous intéresse ici aujourd'hui. Submergé par les tracas de son homérique quotidien (dans certaines campagnes, trouver une bouteille de butane est davantage semé d'embûches que les 12 travaux d'Hercule), enserré dans les paquets d'opacité qui enveloppent ses gouvernants, donc son destin, en quoi l'Algérien moyen, comme vous et moi, est-il concerné par le référendum pour l'indépendance de… la Nouvelle-Calédonie ? Trop pris par ses propres démons, pourquoi irait-il taquiner ceux des autres ? La Nouvelle-Calédonie, tout là-bas, dans les vapeurs océaniennes ! C'est si loin en temps et en distance ! Plus de 18 000 km. Et sans doute, un autre temps historique. De Gaulle, léger comme à son habitude, dédramatisait dans une formule cinglante la situation coloniale de la Nouvelle-Calédonie en la décrivant comme «une bande de terre peuplée par une bande de cons». Bien sûr, mon pote militant anticolonialiste intransigeant me rétorque, dans sa délicate langue de bois, que tout ce qui touche à l'anticolonialisme et aux combats pour l'émancipation nationale intéresse et concerne l'Algérien dont l'histoire est liée au sacrifice pour l'indépendance. Heu… ! On n'est plus à l'époque glorieuse où Frantz Fanon écrivait qu'«il n'est pas possible à un Algérien d'être vraiment algérien s'il ne ressent pas au plus profond de lui-même le drame inqualifiable qui se déroule en Rhodésie ou en Angola». Nous sommes dans un autre temps, celui où un certain usage – pas nécessairement le meilleur, on le voit — a été fait de l'indépendance dans bon nombre de pays décolonisés. Si celle-ci a gardé son merveilleux potentiel d'utopie, on sait qu'elle peut être arrachée et ne pas profiter forcément à ceux qui se sont sacrifiés pour elle. Cruel ! Un autre pote fait observer que du fait de la déportation en Nouvelle-Calédonie des combattants algériens de 1871, ce territoire français d'Outre-mer fait désormais partie de notre histoire commune. Une partie de ses habitants, 15 000, soit environ 5% de la population globale de l'île, est constituée de descendants des déportés nord-africains et plus particulièrement algériens. Des travaux universitaires, des reportages de presse écrite et des documentaires montrent, ces dernières années, que des descendants des combattants anticolonialistes algériens revendiquent leurs racines et certains tentent ou font carrément des retours. Tout cela devrait suffire pour que le référendum qui se tient précisément aujourd'hui, dimanche 4 novembre, capte notre attention. Un autre élément le rend plus intéressant encore aux yeux des observateurs. N'est-ce pas anachronique qu'en 2018, à l'heure de la mondialisation, on parle encore de référendum sur l'indépendance donc, incidemment, de colonialisme ? Oui, car c'est à peu près ce dont il s'agit. Petit rappel. Ce territoire mélanésien annexé par la France en 1853 sous Napoléon III était peuplé depuis 4 000 ans de tribus indigènes, les ancêtres des Kanaks actuels. De 1864 à 1897, la Nouvelle-Calédonie a été utilisée par la France comme pénitencier où allaient se côtoyer les communards de Paris et les combattants algériens de l'armée d'El Mokrani. Les forçats français et algériens travaillaient aux grands travaux de l'île ainsi que dans les propriétés des colons. Dès l'annexion, la population kanake a commencé à se soulever contre l'occupation française. Ces soulèvements jalonnent l'histoire de cette colonisation en connaissant des pics comme la révolte du grand chef Ataï en 1878. De 1897 à 1946, un code de l'indigénat semblable à celui que connut l'Algérie s'appliquait aux populations kanakes : dépossession des terres, travaux forcés, taxes et impôts divers, négation des droits, etc. En 1946, ce code fut supprimé. La Nouvelle-Calédonie devint alors un territoire d'Outre-mer et les Mélanésiens acquirent la nationalité française et le droit de vote… 97 ans après l'annexion. Un mouvement indépendantiste a toujours existé, revendiquant la reconnaissance de l'identité première de la Nouvelle-Calédonie. Dans les années 1980, l'île connut une quasi-guerre civile, pudiquement désignée sous le terme d'«événements». Tiens, ça ne rappellerait pas les «événements» d'Algérie ? Les affrontements aboutirent au massacre d'Ouvéa en avril-mai 1988. Bilan : 19 morts parmi les militants indépendantistes et 6 parmi les gendarmes. Ces accès de violence ont conduit aux Accords de Matignon-Oudinot en 1988, suivis en 1998 des Accords de Nouméa. Tout cela a fait évoluer la condition politique et sociale des «indigènes» et a permis de ne pas censurer l'éventualité d'une indépendance. Dès lors, le principe d'un référendum a été arrêté, défendu mordicus par les indépendantistes. Ce référendum pose la question suivante : «Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » Cette question pour laquelle se sont battues des générations entière d'indépendantistes risquerait pourtant, selon les sondages, de recevoir une réponse négative. Jean-Michel Dumay, envoyé spécial du Monde Diplomatique (novembre 2018) fait ce constat à propos de cette probable victoire du non : «Des électeurs indépendantistes… n'iront pas voter pour l'indépendance. Il y a trente ans, des militants mouraient pour cette idée.» Le résultat du référendum sera connu dans les heures qui suivent. Si le non l'emportait, comme le prévoit les sondages, ce serait un désaveu pour les pionniers de l'indépendantisme qui ont payé très cher ne serait-ce que pour arriver au référendum. Que s'est-il donc passé pour que même des indépendantistes s'apprêtent, comme le montrent certains reportages, à voter contre l'indépendance ? Perversité des temps ? Le système est tel que la périphérie est dépendante du centre. A. M.