Initiée il y a trois ans pour contribuer à penser et à construire l'Algérie de demain, la plate-forme d'idées, de réflexions et d'expériences animée par Amin Khan s'est enrichie d'un nouvel ouvrage collectif intitulée «Travailler !». Les éclairages des onze contributeurs montrent le travail sous un nouveau jour, annonciateur de rayons d'espoir. La parution du livre arrive fort à propos, car en phase avec le contexte actuel de transition politique où le peuple s'exprime enfin. Les visions et les pistes de recherche développées par les contributeurs permettent d'appréhender le travail avec un nouvel état d'esprit, de lui conférer un statut à la dimension du défi de la croissance qu'il faut absolument relever. Travailler ! est le quatrième volume de la série Nous autres, éléments pour un manifeste de l'Algérie heureuse, lesquels éléments sont centrés sur les valeurs de liberté, de justice et de dignité. Le thème traité présentement fait partie des quatre axes stratégiques et civilisationnels que Nous autres juge prioritaires à étudier, à savoir penser, travailler, lutter et aimer. La mobilisation (personnelle et collective) doit avoir lieu autour de ces quatre paradigmes. Quant au point d'exclamation accolé à «travailler», cela signifie, sans doute, que l'action doit être suivie et avec beaucoup de cœur à l'ouvrage pour obtenir un résultat utile et une dynamique dans n'importe quelle activité. «La terre n'a pas soif du sang des preux, mais de la sueur des hommes», rappelle justement le proverbe brésilien. A cet égard, débattre du travail à travers «quelques expériences et réflexions qui contiennent les germes d'avenirs possibles» (Amin Khan) s'avère, ici, instructif et présente un plan perspectif pertinent. C'est une contribution à ne pas négliger, tant les profils des onze auteurs sont divers, leur expérience est riche et leur esprit pétillant d'idées. Tous incitent à travailler beaucoup, patiemment, sans relâche. La plupart d'entre eux évoquent une expérience personnelle et apportent un jugement intellectuel souvent critique. Ils proposent également des pistes de réflexion, livrent certaines clés pour réussir, apportent des réponses à nombre de questions restées en suspens. C'est une autre manière de voir l'Algérie. Entre passé, présent et futur, c'est surtout de l'Algérie de demain dont il est le plus question, notamment avec les réformes structurelles à mettre rapidement en œuvre pour sortir du modèle rentier et mettre le pays sur les rails du développement durable. L'enjeu est capital. Dans «Délitement/Mutation, une esquisse de l'alternative» (le titre de sa contribution), Amin Khan souligne d'emblée l'urgence de la mutation à entreprendre. Il écrit : «Le travail est la substance même de la mutation nécessaire pour éviter le délitement de l'Algérie. En effet, pour articuler réforme des institutions, réforme de l'éducation, développement d'une capacité scientifique nationale, participation de la diaspora et industrialisation du pays, cette mutation devra essentiellement se nourrir des dynamiques de l'émergence et puis de l'institution d'un nouveau statut du travail dans la société.» L'auteur établit un diagnostic précis du système rentier tout en pointant ses effets dégénératifs sur l'Etat, la nation et la société. En raison de la gravité de la crise, «plusieurs actes décisifs devront intervenir, dont le lancement des réformes profondes dont le pays a besoin de façon urgente, notamment dans les domaines de la gouvernance, de la justice, de l'éducation, de la santé et de l'économie, ainsi que la lutte contre la corruption». Dans chaque domaine important, Amin Khan appuie ses propositions de sortie de crise par des arguments propres à l'Algérie ou par les exemples qu'inspirent d'autres nations. Par exemple, il faudrait mobiliser les ressources humaines et «considérer la participation de la diaspora au redressement du pays comme un des axes principaux du changement». Et de citer «la Corée du Sud (qui) a réalisé les progrès spectaculaires que le monde admire aujourd'hui grâce, en bonne partie, à la mobilisation de sa diaspora». Plus globalement, ce pays «a su concevoir et mettre en œuvre une stratégie de développement fondée sur l'éducation et l'industrie, la production d'un capital humain de qualité, le développement d'un secteur privé national partenaire stratégique de l'Etat et une planification maîtrisée de son insertion dans l'économie mondiale». Que dire des jeunes Coréens de retour dans leur pays, une fois leurs études à l'étranger terminées, sinon qu'ils étaient «d'emblée engagés dans le travail acharné de construction d'un pays entier tendu pour vaincre la pauvreté et le sous-développement, un pays dont les priorités étaient claires et précises, et où, ainsi, un professeur d'université était mieux payé qu'un ministre». Et dire que les Coréens, ainsi que «d'autres peuples, aujourd'hui réputés pour leur grande éthique du travail, étaient, il n'y a pas si longtemps, considérés comme paresseux et bons à rien, avant qu'ils n'embarquent dans de grands projets de transformation structurelle qui en font aujourd'hui des modèles vertueux de la relation au travail», écrit, pour sa part, Tin Hinan El Kadi. Dans une remarquable contribution intitulée «Travail, Algériens, Chinois et mythes culturalistes», la jeune chercheure en développement international à London School of Economics (LSE) s'est penchée sur la culture du travail chez les Chinois, les Algériens et d'autres peuples. L'occasion de battre en brèche certains stéréotypes, clichés et autres idées reçues au sujet de «peuples de fainéants» et de «peuples de travailleurs». Ayant étudié en Chine et travaillé pour Huawei, une compagnie chinoise dans le secteur des TIC, Tin Hinan El Kadi connaît la culture chinoise et l'éthique du travail des Chinois. C'est pourquoi son texte vise surtout, selon elle, «à donner des pistes de réflexion et à casser quelques arguments déterministes et pessimistes qui dominent dans le champ médiatique et académique». Ainsi, les Chinois seraient «le peuple le plus travailleur au monde» (dixit l'ancien boss chinois de l'auteure), alors que les Algériens seraient un «peuple de fainéants». Ceci est en partie vrai, les réalités empiriques le confirment s'agissant des Algériens. Les chiffres aussi : «La productivité du travail des Algériens est largement inférieure à celle des autres pays dans la zone Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord)». Il faut cependant relativiser. D'une part, il s'agit de ne pas négliger «les millions d'heures de travail domestique fournies principalement par les Algériennes tous les ans, et qui ont une valeur productive considérable». L'auteure estime, par ailleurs, «plus honnête dans tout constat de pointer du doigt ceux qui détiennent le pouvoir». Dans tous les cas, «les représentations stéréotypées de la société algérienne (...) ont un impact certain sur l'économie nationale». Elles sont néfastes et contre-productives dans la mesure où, «comme une prophétie auto-réalisatrice, un maudit cercle vicieux, nos descriptions de nous-mêmes nous enferment dans des cages et nous éloignent des opportunités qui peuvent transformer notre rapport au travail». Aux oiseaux de mauvais augure, aux «promoteurs de ce discours défaitiste», Tin Hinan El Kadi rappelle qu'il n'y a pas si longtemps les Occidentaux considéraient l'Allemagne, le Japon, la Corée du Sud et la Chine notamment comme une vraie bande de fainéants. Des paresseux, incapables de progresser ! Les Allemands, c'était avant la révolution industrielle engagée au milieu du XIXe siècle ; les Japonais et les Coréens, au début du XXe siècle pour les premiers, avant les années 1980 pour les seconds ; les Chinois, c'était plus récemment encore, avant les années 1990 où on leur collait cette image négative... Déduction de l'auteure : «Mon argument est simple. Il n'y a rien d'inévitable dans le rapport d'un peuple au travail. Ce petit rappel de l'image de la productivité des Japonais, Allemands, Coréens et Chinois, il y a quelques décennies, donne la mesure du changement géant que la transformation structurelle de l'économie peut avoir sur la société. Ce rapport a toujours changé historiquement avec le changement de l'environnement matériel d'un peuple. L'Algérien n'est pas une particularité de l'histoire. Sa conception du travail est un reflet des structures économiques, institutionnelles et politiques qui l'entourent.» Revenant plus longuement sur l'exemple chinois, elle souligne encore : «Le rapport des Chinois au travail aujourd'hui est plutôt le résultat des politiques ingénieuses qui ont réussi à capitaliser sur l'appauvrissement, la rage et l'énergie du peuple après les désastres qu'ont été la grande famine (1959-1961) et la révolution culturelle (1966-1976). Les réformes introduites en Chine en 1978 ont permis l'établissement d'un système dynamique, aux incitations multiples, que ce soit dans les régions rurales ou dans les villes, dans les domaines économique, administratif et culturel. (...) Plus que l'éthique confucéenne ou autre explication essentialiste, c'est par la mobilisation d'un peuple avide à travers des politiques et des institutions astucieuses que la Chine est devenue ce symbole de force travailleuse». Et quel meilleur contre-exemple à cette résilience réussie, sinon l'économie rentière ? «Confisquée par l'oligarchie militaire et politique, la rente des hydrocarbures a été utilisée de sorte à scléroser l'économie et à créer un esprit dominant d'assistanat chez les Algériens», rappelle Tin Hin El Kadi. Pire encore, «la paresse a été institutionnalisée, normalisée et même récompensée. (...) Le rationnel rentier de nos dirigeants — et leur réseautage clientéliste — inhibe l'effort. (...) Les aspirations au travail, à la création et à l'innovation sont évacuées du champ des incitations. Nos sommes très loin des politiques incitatrices qui ont fait le miracle chinois». D'où l'urgence d'avoir une vision du futur, de «mettre fin aux politiques rentières et réhabiliter la valeur du travail. Un travail productif, qui rémunère le talent, l'effort et la productivité». Pour Tin Hinan El Kadi, il faut également garder à l'esprit que, «dans l'économie de demain les gagnants ne seront pas ceux qui travaillent dur, mais plutôt ceux qui travaillent intelligemment. Les emplois basés sur le savoir fonderont la richesse de l'économie hautement développée de l'avenir. La Chine est déjà en train de prendre ce tournant». La meilleure stratégie, c'est d'investir dans le développement humain durable, dans l'éducation, la formation et la recherche. Quant à «la vraie question», ce n'est donc pas «comment remettre les Algériens au travail, mais plutôt, comment les amener vers le nouveau travail. Celui qui peut assurer une intégration stratégique et profitable dans l'économie mondiale de demain». Les neuf autres contributions contiennent des analyses et/ou des expériences tout aussi remarquables, que ce soit du point de vue documentaire ou de la portée intellectuelle, artistique, ou du point de vue des compétences de chacun et de ses capacités à être acteur de son destin. Le lecteur est invité à lire avec attention les articles signés Nassima Metahri («Travailler entre la singularité d'un pluriel et les singuliers d'une pluralité»), Nedjib Sidi Moussa («à propos du travail : absence, centralité ou obsolescence ?») et Saïd Djaafer («L'obligation absente»). Sont aussi à découvrir absolument les expériences et parcours respectifs de Abdelghani Rahmani («Note sur la santé du travailleur»), Fouad Soufi («Travailler aux archives, être archiviste ?»), Ahmed Maïdi, artisan (propos recueillis par Amin Khan et Arezki Tahar) et Redouane Assari («Le dessin de presse et moi»). Avant de commencer la lecture, il y a, bien sûr, cet agréable arrêt sur «quinze photographies du travail», des œuvres en couleur signées Arezki Tahar. Des images qui communiquent l'odeur si pénétrante du travail. Mention spéciale, enfin, à Fatima-Zohra Oufriha (qui nous a quittés le 22 octobre 2018) pour son enquête très détaillée et chiffrée sur le travail des femmes en Algérie. Hocine Tamou Sous la direction de Amin Khan, Travailler !, éditions Chihab, Alger 2019, 200 pages, 1 000 DA.