Le rendez-vous est pris au café habituel, sauf que celui-ci est fermé, pour cause du deuxième jour de l'Aïd. Ali, toujours aussi anticonformiste, a insisté pour qu'on se prenne un kahoua entre potes. J'ai fait mine de refuser. Sans se démonter, il me lance, un brin furax, au téléphone : « Arrête avec tes visites, tu sais écrire ; alors utilise la modernité ; envoie des sms et basta ; alors, pointe le bout de ton nez. » C'est plus qu'une invite, c'est un ordre. Avec Ali, il n'y a pas de demi-mesure ; c'est tout ou rien. Je promets d'y être. « Ok, disons neuf heures trente », lance-t-il au téléphone. « C'est trop tôt ! », lui dis-je. « Arrête ton char ; avale un somnifère ; je te promets que tu n'auras plus de nuits blanches .» Je relance ma promesse d'y être. Avec mes cinq potes, je suis pressé d'entendre pas mal d'infos. Je n'ai pas pris de somnifère ; ma nuit a été grise ; j'ai promis de respecter l'horaire. A neuf heures, le lendemain de l'Aïd, je prends mon tacot et me dirige vers notre café habituel. La ville est fermée, à double tour. Pas grand monde dehors. Les boutiques sont closes. Ah, tiens, il y a un boulanger ouvert. J'ai peine à croire mes yeux. Il y a encore des gens biens ici-bas. Les rues sont désertes. Pas de circulation. Ou peu. Le téléphone sonne. Je décroche. « Allô ! » La voix de Salim résonne dans mon oreille ; il faut dire que ses cordes vocales sont puissantes. « Tu pointes au café situé juste à côté de l'imprimerie… Oui, celle-là même… Il y a un café ouvert… Allez, bouge… » Je n'ai même pas eu le temps de répondre qu'il raccroche. Salim est un rapide. Il ne s'embarrasse pas de phrases longues. Parfois, une onomatopée lui suffit. Un grognement, aussi. Je ne me fais pas prier. Je rebrousse chemin. Cinq minutes après, je gare ma voiture. Ouf, il n'y a pas de parkingueur, aujourd'hui. Il doit cuver la douara de la veille. Ce n'est pas pour me déplaire. J'économise cinquante dinars. Car avec ce nouveau racket, il faut ouvrir le porte-monnaie pour chaque pneu posé sur la voie publique. En fin de journée, ça risque de chauffer la pièce. Je trouve mes potes autour d'une table. Il n'y a pas d'autres clients. Ça doit ravir le cafetier. Je m'installe, en face d'Ali, qui lance à la ronde : « Il arrive enfin le blanchisseur de nuit. Heureusement que ce n'est pas du blanchiment. Autrement, tu serais dans de mauvais draps… » Mustapha, à l'aise dans un bleu de Chine, un « filou » je crois, lui demande de se taire. Entre eux, c'est une guerre d'usure. « Si tu ne dis rien de ta bouche, je me demande par où… », lui lance le sage de la bande. Ali bondit de sa chaise. Je le prends par l'avant-bras : « Calme-toi ; Mus a raison ; tu peux t'exprimer par tous les orifices de ton anatomie, toi .» Entre-temps, le serveur arrive pour casser, un peu, l'esclandre qui se profilait. Omar commande du lait frais et un gâteau. « Curieux », me dis-je in petto. Juste d'entendre le mot gâteau, j'ai la nausée. Ça sent les gâteaux à chaque coin de rue, comme ça sent le mouton à cent kilomètres à la ronde. Sacré Omar ! Commander un gâteau le jour de l'Aïd ! Et dans un café maure ! Personnellement, je m'empresse de demander une bouteille d'eau. La chaleur me sort de tous les pores de ma peau. Je ne me fais pas prier, j'avale, coup sur coup, deux grands verres. Du coin de l'œil, je vois Ali, le rebelle, préparer sa sortie verbale. Il ne sait pas se taire. Il dit tout haut ce qu'il pense tout bas. En fait, il n'est rebelle de rien. C'est juste un idéaliste naïf. « Wech, ta pompe à eau est percée… », me lance-t-il en souriant. « Tu devrais te mettre une perfusion, tu seras plus à l'aise. Je te suggère de voir un toubib, tu bois trop d'eau… Tu ne serais pas… » J'allais répondre. Mustapha a été plus rapide, c'est un ancien sportif. « Tu n'es pas médecin que je sache… Occupe-toi de ta santé… Laisse celle des autres… D'ailleurs, tu as un teint de papier mâché, tu dois couver un ictère. Ali ne se laisse pas faire, il répond du tac au tac. « Ictère toi-même. Comme dit Brel, je suis plus solide que l'ennui. Ne te fais pas de souci pour moi. Je serais le dernier des Mohicans. J'irais à vos enterrements… » Salim, le plus sage, intervient. D'un ton doux, il dit à tous : « Il y a d'autres sujets de discussion, ya djemaâ. Qui peut parier sur l'avenir de ce pays ? Toi ? Toi ? Ou toi ? Personnellement, je suis pessimiste à plus d'un titre. » J'essaie de mettre mon grain de sel. Sans trop y croire, je dis à mes potes : « L'Algérie s'en sortira. Elle s'en sortira, vous dis-je. Il n'y a pas de raison. L'état-major va mettre de l'eau dans son thé ; le Hirak fera un geste de conciliation ; le panel rentrera bredouille… Et tout ira bien… Il faut bien trouver un consensus, nom d'un chien errant ! » Ali a failli me sauter à la gorge. Je l'ai bien vu à son regard. Il est capable d'en arriver aux mains, notre Ali national. Il a le sang chaud-bouillant. C'est un Algérien, quoi. Du sang ? Non, de la nitroglycérine, plutôt ! Il me fixe droit dans les yeux. Et me dit : «Tu as abusé de bouzellouf, hier soir. Quand le ventre est repu, la tête se met à chanter. Il sort d'où celui-là ? De la planète Mars. Tu es en Algérie, ya kho ! Il n'y a que le rapport de force qui peut arranger la situation. Si le Hirak baisse les bras, adieu la marmite. On retombera dans une autre Algérie. D'autres oligarques. D'autres frères du Président. Et d'autres «z'miks» pour le peuple» Omar, gentiment, comme à son habitude, intervient : «Il faut que ce rapport soit intelligent… La violence n'aboutit à rien… Qu'on se rappelle des années quatre-vingt-dix ! Il faut tirer la leçon du passé…» «De quel passé parles-tu ? La force est déjà là. Brandir un drapeau amazigh relève de l'atteinte de la Nation. Ou d'atteinte au drapeau national… il faut savoir raison garder. Où va l'Algérie? Et qui sommes-nous ? Répondons franchement à ces deux questions, on trouvera l'issue heureuse… » A partir de là, j'ai perdu le fil de la discussion. Perdu dans mes pensées, je me revois gamin, en juillet 62, dans les rues de ma ville, défilant avec mes compatriotes. Avec le recul, je me dis que le temps perdu ne se rattrape jamais. Les occasions perdues, aussi. Je me dis également qu'il y a quelque part, dans ce pays, un Algérien à même de nous sortir de l'ornière. Un Algérien honnête. Un démocrate. Un républicain. Un authentique fils du pays. Un Larbi Ben M'hidi. Un Abane Ramdane. Oui, je sais qu'il existe. Du moins, je fais ce rêve. En attendant, je reprends un verre d'eau fraîche pour falsifier cette chaleur, qui tance ma peau de l'intérieur. Enfin, je me dis que l'Algérie de nos petits-enfants doit être impérativement différente. Pour moi, et ceux de ma génération, il est déjà trop tard. Y. M.