[email protected] Bir Sedra, douar des Ouled Sbaâ. Le XIXe siècle est mort de sa belle mort. Le XXe monte dans la désolation et le désespoir. Famine, épidémies et injustice sont le lot des habitants de cette région déshéritée où les bonnes récoltes sont rares et les pâturages peu fournis. Quelques chèvres squelettiques et des kheïmas râpées constituent la seule richesse de ces Chaouis décimés souvent avant la quarantaine. Alors que chacun vaque à ses occupations, à la recherche du minimum vital, Tahar Ben Saïd Farah, petit rouquin pince-sans-rire et poète à ses heures perdues, passe son temps au tribunal du chef-lieu de la commune mixte : Sédrata. Sa passion, ce sont les affaires judiciaires. Il les «achète» pratiquement et se présente souvent à la place de la victime ou du plaignant. Et quand il n'est pas devant les juges, on le trouve au milieu des prés, clamant aux quatre vents de la plaine, ses poèmes tissés dans la lumière des petits matins tranquilles. Son fils, Djoudi, a d'autres ambitions. Il veut sortir de la misère coûte que coûte et en finir avec le dénuement et les privations. Mais il sait que les deux passions de son père, le tribunal et la poésie, ne peuvent assurer son avenir. Quand la Première Guerre mondiale éclate, Djoudi n'a pas seize ans. Pourtant, pour sortir son père de prison (ça devait arriver un jour ou l'autre !), il n'a qu'une possibilité : se faire enrôler dans l'armée française qui recrute à en veux-tu en voilà dans toutes les régions d'Algérie. C'est une faveur accordée aux «volontaires» qui, souvent, n'ont pas beaucoup le choix... Nos pères et nos grands-pères, après avoir été totalement délaissés par la colonisation, voire chassés des meilleures terres et acculés aux derniers retranchements de la vie, vont servir de chair à canon. Soldats d'une cause qui n'est pas la leur, ils sont envoyés aux premières lignes du front. Une boucherie, pareille aux autres qui ont empêché ce peuple de croître naturellement. Génocide ? Oui et sans appel. Pour être accepté, il faut que Djoudi trafique ses papiers. Il poussera miraculeusement de deux années. Désormais, il a l'âge de porter les armes. La «drôle de guerre» n'est pas du tout drôle pour mon père. Il est muté au nord de la France et, bientôt, le feu va jaillir de toutes parts. Il neige. Il fait froid. Venus des régions pré-steppiques écrasées par le soleil, ces soldats bronzés vont avoir beaucoup de mal à supporter les rigueurs du grand froid. Beaucoup mourront avant de tirer une seule cartouche. Un jour que la bataille fait rage aux premières lignes, le capitaine ordonne à ses hommes de se retirer et de se mettre à l'abri. Tout le monde obtempère. Mais, au moment où ils arrivent dans un lieu sûr, ils remarquent qu'un soldat français, gisant par terre mais vivant, est à découvert sous les tirs nourris des Allemands. Sans réfléchir et sans demander l'autorisation à l'officier, mon père quitte l'abri et fonce vers son collègue qu'il prend sur ses épaules avant de courir à nouveau vers le groupe. Les Allemands continuent de tirer. On essaye de les couvrir... Le soldat français est sauvé d'une mort certaine. Cet acte de bravoure est récompensé immédiatement par l'officier qui décerne la croix de guerre au deuxième classe Djoudi Farah. Plus tard, il recevra la médaille militaire, avant d'être décoré de l'ordre national de la légion d'honneur. La Première Guerre mondiale a laissé des séquelles dans le corps de mon papa. Toute sa vie durant, il a essayé de prouver à l'administration française que la maladie qui faisait souffrir ses poumons a été attrapée durant cette sale guerre. Il écrit des tas de missives au ministère de la Guerre, puis au consulat général de Constantine. Il ne recevra pas un sou et devra faire face, seul et avec ses maigres moyens, aux frais occasionnés par les séjours successifs dans les sanatoriums d'Algérie et de Tunisie. Après sa démobilisation, Djoudi Farah va faire mille métiers. Il vendra des œufs qu'il transporte jusqu'à Bône en squattant le train minéralier. Il sera apprenti chez un tailleur. Coiffeur. Il me dira qu'il acceptait d'être l'homme à tout faire pour «voler le métier». Et alors que mon grand-père continuait de courir les tribunaux et réciter ses vers aux fantômes des hautes plaines, son fils va se fixer un objectif fort ambitieux : devenir propriétaire terrien. Les terres Aârch appartiennent à tout le monde. Lui, veut un lopin à son nom. Avec acte notarié. Comme les roumis. Il économise sou par sou, prend possession de quelques ares. Les hectares poussent. Il choisit une zone pas très éloignée des ruines de Madaure qu'on appelle «Petit Bir Sedra». Bientôt, il bâtit une ferme, achète une maison au village. Quand la révolution du 1er Novembre éclate, il possède près de 180 hectares, des vaches, des moutons, des chevaux et une belle 203 familiale. Mais les ennuis commencent pour Djoudi qui est le chef du douar. Malade, éreinté, il ne peut pas rejoindre les siens sur le front d'une nouvelle guerre à laquelle il aurait tant voulu participer. Il n'en peut plus face aux visites des soldats et aux perquisitions dégradantes. Quant il m'emmène à Lyon chez un ophtalmologue célèbre, j'avais cinq ans. L'âge où l'on ne comprend pas grand-chose au monde qui nous entoure. Un hôtelier eut quelques mots déplacés à l'égard de mon père qui portait en permanence une «razza» sur sa tête et une gandourah immaculée au-dessus de son complet-chemise-cravate achetés dans les grands magasins de Bône. Outré, mon père tira de sa poche ses trois médailles et les jeta sur le comptoir de la réception : «C'était bien la peine de me sacrifier pour libérer votre pays...» Nous quittâmes Lyon pour Vichy et dans le calme de la ville d'eau, je voulus comprendre. «Oui, mon fils, c'est leur pays. Le nôtre sera bientôt libre...» Je ne comprenais pas grand-chose mais je savais que mon papa ne pouvait pas se tromper. De Vichy, départ sur Tunis... L'armée française va occuper notre maison et toute la richesse de Farah Djoudi s'écroulera quand le barbelé et les mines encerclent notre ferme. Je suis fier d'avoir un père héros de la Première Guerre mondiale. Les quelques médailles que je garde pour le souvenir dorment au fond d'un tiroir. Un imbécile heureux m'a dit un jour que je pouvais réclamer de l'argent – quelle horreur ! — ou demander la «nationalité». Depuis ce jour-là, je ne lui parle plus et je l'évite car ma nationalité me suffit et même plus. Papa, comme tu me l'as appris, j'aime toujours ce pays qui nous a vus naître. Je vis sur tes terres ; j'ai planté des arbres et des roses. Chaque matin, je remercie le ciel pour le bonheur que me procure la vision de ces étendues ocres que tu as acquises mètre par mètre, à la sueur de ton front. Je les vois courir jusqu'aux piémonts du djebel Boussessou, sous le monument aux morts qui racontera à nos enfants l'épopée d'un peuple. J'ai besoin du souffle de ce vent unique qui porte le poids de l'Histoire, l'odeur de la forêt et les senteurs de l'été. C'est mon oxygène. Je n'ai besoin de rien. Même pas d'aller en France, le pays que tu as libéré. Leur pays. Une bonne nouvelle, Pa : ils vont honorer ta bravoure et celle de tous les «poilus» algériens. Ils vont hisser le drapeau de la République algérienne place de la Concorde. Tu as été incorporé sous les couleurs de la puissance coloniale. Mais le 14 juillet 2014, c'est notre drapeau à nous qui défilera. Le drapeau de la Révolution. Le drapeau du FLN historique. Ne faut-il pas plutôt s'en réjouir ? Ce jour-là, le maire de Nice et tous les racistes de France passeront une sale journée : ces couleurs qu'ils ont voulu prohiber flotteront haut, au cœur du cérémonial le plus imposant de l'ex-puissance coloniale. Je ne sais pas où tu es, papa, mais je sais que ça te fera énormément plaisir... M. F. (*) Evidemment, en lisant ce titre, beaucoup vont penser aux réjouissances parisiennes des supporters après les matches des Verts.