De Tunis, Hassane Zerrouky Les dés sont jetés. C'est un duel au résultat final indécis qui opposera Beji Caid Essebsi, dit BCE, arrivé en tête de ce premier tour du scrutin présidentiel avec 39, 46% au président de transition sortant, Moncef Marzouki (33,43%), pour la magistrature suprême. L'écart séparant les deux candidats n'est que de six points. Fort de l'appui des islamistes d'Ennahda et des salafistes du parti Tahrir, Moncef Marzouki, décrié, raillé, au plus bas des sondages à la veille du premier tour – une cote de popularité d'à peine 5% – est ainsi parvenu en deux semaines de campagne à remonter la pente de manière spectaculaire. Ce qui n'a pas manqué de susciter quelques interrogations sur ce soudain regain de popularité d'un homme quasi impopulaire voici à peine quelques semaines. Qui plus est, son parti, le Congrès pour la République (CPR), n'est-il pas sorti laminé à l'issue des élections législatives du 26 octobre, n'obtenant que 4 sièges contre 20 en novembre 2011 ? Affaibli, en proie à des tensions internes, plusieurs de ses cadres dirigeants l'ont quitté pour créer leurs propres formations. C'est le cas de l'ex-secrétaire général du CPR Mohamed Abbou qui est allé créer un parti dénommé Le Courant démocratique. C'est le cas également d'Abderaouf Ayadi, ex-secrétaire général adjoint du CPR, qui a créé un parti pro-islamiste Wafa. A la veille de cette élection présidentielle, le CPR, composé de démocrates ayant connu la répression sous Ben Ali et d'islamo-nationalistes, était un parti affaibli, ayant vu des centaines de cadres et militants le quitter. En bref, il n'était que l'ombre du CPR de 2011. Au regard de cette situation, il est évident –cela saute même aux yeux – que sans l'appareil d'Ennahda et les Ligues de protection de la révolution (milices islamistes proches d'Ennahda) Moncef Marzouki, qui a traité ses adversaires de Taghout, n'avait pas les moyens matériels et humains pour mener tambour battant cette campagne électorale. Mais il n'y a pas que cela qui a joué en sa faveur. Les candidatures (plus que suspectes) à la présidentielle d'ex-responsables du régime de Ben Ali, dont certains étaient réfugiés en France quand d'autres étaient l'objet de poursuites judiciaires ou tout juste sortis de prison, ont permis à Moncef Marzouki de se retrouver dans la posture de l'opposant démocrate (il l'a été) à Ben Ali. Il est ainsi parvenu à semer le doute dans l'esprit de nombreux électeurs en entretenant un savant amalgame entre Beji Caïd Essebsi et les anciens du régime de Ben Ali. BCE, martelait-il partout où il passait, incarnerait le retour de l'ancien régime. «Cette personne a travaillé toute sa vie au sein d'un régime dictatorial (...). C'est un homme qui n'a rien à voir avec la démocratie», accuse Moncef Marzouki. Ce qui n'est pas tout à fait vrai. En réalité, le fait que Beji Caïd Essebsi se soit engagé à faire toute la lumière sur les assassinats (et leurs commanditaires) des deux dirigeants du Front populaire, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, n'est sans doute pas étranger aux attaques dont il est l'objet. Une chose est sûre, le débat à distance entre les deux hommes qui se détestent cordialement et qui jouent à se faire peur et à faire peur – Marzouki prévoit des troubles en cas de victoire de Caid Essebsi— a relégué les questions sociales et économiques au second plan dans un pays qui risque de se retrouver en cessation de paiement. Dans ce scénario des extrêmes, Hama Hammami, le candidat du Front populaire, sur qui reposaient les espoirs de la gauche tunisienne, semble faire figure d'original. Arrivé en troisième position, avec 7,8% des voix, score honorable dans un pays où la société est profondément croyante et où les accusations de communiste, donc de non-croyant, lancés à son endroit, n'ont pas manqué. Quoi qu'il en soit, Hammami et le Front populaire sont devenus des acteurs incontournables dans ce paysage politique recomposé où la gauche est de fait le troisième courant politique du pays. En raison de son aura médiatique – des records d'audience quand il passe sur les télés tunisiennes – Hama Hammami pourrait devenir l'arbitre du duel entre BCE et Marzouki. Durant sa campagne, il a surtout réservé ses coups à la «troïka», la coalition gouvernementale dominée par Ennahda qui a dirigé le pays durant trois ans, qu'à Caid Essebsi. Cela étant, c'est aujourd'hui que le Front populaire fera connaître sa décision quant au soutien ou non d'un candidat, au deuxième tour de la présidentielle.... Quoi qu'il en soit, la Tunisie, qui a passé ce cap électoral sans accrocs majeurs, se trouve à un tournant important de son histoire, administrant une leçon de maturité politique aux pays maghrébins et arabes.