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C'est ma vie
Une bouteille à la mer (2e partie)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 28 - 02 - 2015


Par Mohamed Djaâfar
Je m'appelle Youcef. J'ai été éboueur à Alger pendant plusieurs années. Je l'ai été aussi sous d'autres cieux. Eboueur est le nom générique donné à tous ceux qui travaillent dans le domaine de la propreté, ou si vous préférez celui des ordures. Ne soyez pas gênés, personnellement, ça m'est égal que vous employiez l'un ou l'autre. A chacun sa perception des choses, n'est-ce pas ? C'est comme l'histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide ; tout dépend de l'état psychique dans lequel on se trouve. En algérien, on dit zebbel en appuyant bien sur la dernière syllabe pour marquer la péjoration ; ça veut dire ordurier. Mais rassurez-vous, je n'ai rien d'obscène.
Je commence la journée tôt pour pouvoir disposer de quelques heures l'après-midi. A sept heures tapantes, je suis déjà au niveau de la place Hoche avec mon chariot porte-poubelle. Je fais rapidement le tour de la placette pour ramasser les détritus éparpillés le soir par les noctambules et nettoyer devant les portes des immeubles.
Quantité de petites ordures est abandonnée par les éboueurs de l'aube. Mon premier sac est vite rempli. Je le referme et le mets dans un angle visible pour le camion qui passera dans la journée. Je remonte ensuite la rue Hoche en balayant des deux côtés au fur et à mesure que j'avance. Je ne perds pas mon temps comme le facteur qui termine d'abord un côté avant d'entamer l'autre, parfois pour une petite missive de rien du tout. Généralement, je fais de longues escales devant les cafés car ça s'encrasse vite à leurs portes.
Je ramasse des centaines de gobelets jetables gluants de restes de café et de sucre. Vous devriez voir la quantité de sucre qu'ils mettent dans une goutte de café ! On dirait qu'ils ne boivent le café que pour les beaux yeux du sucre. Pour ensuite déverser les restes dans la rue. Enfin, il y a encore les importateurs à qui ça doit faire plaisir. Les gens jettent les gobelets par terre sans se soucier des dégâts que ça fait sur les trottoirs. Et ils se plaignent des mouches et des moustiques après. La nuit, quand ils sont tous dans les bras de Morphée, ce sont les rats qui s'en délectent. Mais allez leur dire ! Moi, je ne le ferai pas. D'abord, parce que c'est le travail du Président et ensuite parce qu'ils sont trop agressifs, capables de vous balancer le gobelet à la figure. C'est celui qui a appelé «jetables» ces gobelets qui en porte l'entière responsabilité.
Maintenant, il est trop tard de leur changer de nom car il s'est définitivement gravé dans la mémoire collective. Du moment qu'ils sont jetables, les gens continueront à balancer les gobelets sans se soucier de l'endroit où ils atterrissent. Quand j'arrive devant les pâtisseries, les bouts de papier dans lesquels sont servies les viennoiseries me font courir dès qu'il vente un peu. Avec les pâtisseries mielleuses, type «flan», l'effet est pire qu'avec le sucre dans les gobelets. Ça colle partout. Avant d'entamer la rue Auber, j'ai déjà bouclé mon deuxième sac. C'est vrai que des milliers de gens empruntent tôt le matin la rue Hoche, leur petit-déjeuner à la main.
Parfois, je m'amuse à parier avec moi-même. Je me dis : celui-là, il va balancer sa canette devant lui et d'un bon coup de pied la faire disparaître sous les voitures. One, two, three !... Après, c'est à moi qu'il revient de l'extraire de sa cachette. Comme les voitures ne quittent leur stationnement qu'en cas de force majeure, je ne vous dis pas la difficulté. Parfois, c'est une dame respectable qui se mouche vigoureusement. Je suis des yeux le vol plané du mouchoir imbibé, jetable lui aussi bien sûr, qui atterrit sur le toit ou le capot d'une voiture. Le soleil se chargera ensuite de bien le sceller à la tôle. C'est au propriétaire de la voiture qu'il revient de le décoller, moi, je n'y touche pas. Je ne le ramasserai qu'une fois par terre, c'est le règlement. En abordant mon petit tronçon de la rue Auber, je respire un peu. Je redescends à gauche, puis encore à gauche sur la rue Khelifa-Boukhalfa.
Quelques coups de balai vite fait et me revoilà arpentant la rue Hoche dans l'autre sens. Durant ma courte absence, elle s'est de nouveau remplie de détritus.
Quand les écoliers ont rejoint leurs pupitres et les travailleurs leurs bureaux, commence alors, sans jeu de mots, le ballet des commerçants. Ouverture des rideaux dans un grincement de ferraille à faire exploser les tympans. Il paraît qu'ils les laissent se gripper à dessein pour décourager les voleurs. En tout cas, je n'aimerais pas être au lit à ce moment-là et encore moins à proximité. Chacun balaye ensuite devant sa porte. Ne dites pas trop vite qu'ils font mon travail avant que je vous explique ce qu'ils font du fruit de leur brossage : un dernier coup de balai et tout disparaît sous les voitures en stationnement.
En milieu de matinée, la rue, jusque-là calme, s'anime subitement. C'est l'heure des hittistes qui se réveillent tout doucement et reprennent leurs positions de la veille et des parkingeurs qui commencent leur racket matinal. Et c'est parti pour une multitude de gobelets jetables et des centaines de mégots et de boulettes de tabac à chiquer suintant de salive. Contrairement à ce que vous pouvez penser, j'aime bien les hittistes. Non que je veuille leur ressembler en tout, mais parce qu'on est du même âge et il me plaît de les côtoyer pour me mettre à niveau si je puis dire.
Au centre, je vis avec des demi-vieux qui ne pensent qu'à leurs familles. Ils ne parlent que de leur journée de travail, de la ferraille ou des bidons en plastique qu'ils ont récoltés et qu'ils se disputent souvent pour arrondir leurs fins de mois.
A défaut, ce sont les histoires du passé, de leur village et de leur jeunesse perdue qui sont au menu. Au début, j'évitais les hittistes, trop violents à mon goût. J'ai assisté à quelques échauffourées et je dois dire que j'ai eu vraiment peur. Un jour qu'ils couraient dans tous les sens en vociférant des grossièretés que je n'oserai même pas murmurer sans rougir, ils sont venus vers moi pour m'arracher le balai, puis la pelle pour les utiliser comme des armes blanches. L'un d'eux tenta de soulever mon chariot pour le balancer sur ses adversaires. Heureusement qu'il était lourd. Il calmera sa colère en le renversant et en éparpillant les ordures que j'y avais entassées. Je ne plaçai pas un seul mot de crainte de voir briller devant mes yeux la lame effilée d'un poignard. Le soir, le chef a failli me faire payer le balai et la pelle ; puis, il s'est rappelé mon cousin... Je les évitais aussi parce que je pensais sincèrement qu'avec mon physique, j'avais plus de chance de harponner quelqu'une de ces riches rombières au volant de limousines rutilantes qui sillonnent mon secteur à la recherche d'une place de stationnement. Là, j'avoue avoir jalousé les parkingueurs pour les grands sourires qu'elles leur faisaient en les appelant par leurs petits noms ; aucune ne semblait s'intéresser à un balayeur, fut-il un disciple d'Apollon. Comme les parkingueurs n'ont pas changé de métier tout le temps où j'étais balayeur, j'ai fini par ne plus leur en vouloir. Au bout de plusieurs mois sans le moindre clin d'œil, sans espoir de résultat, j'ai changé de stratégie. Je me suis offert des fringues en copiant les hittistes et je suis devenu hittiste moi-même, après mes heures de travail bien sûr. Il faut bouger, n'est-ce pas, la fortune ne sourit qu'aux audacieux. C'est bien plus tard, en revoyant les quelques photos que j'ai gardées de cette époque de ma vie, que je me suis rendu compte de la coupe de cheveux que j'avais : repoussante, tout simplement horrible ! Et moi qui ne comprenais pas pourquoi mes regards appuyés revenaient toujours bredouilles. Plus tard, j'ai décidé de me rapprocher carrément des hittistes.
Au début, je me faisais violence pour écouter leurs histoires lassantes de foot et de milliards détournés. Puis, je suis devenu curieux et j'appris pas mal de choses de la vie. Ils étaient au courant de tout les bougres ! Les intrigues politiques et les affaires louches, la corruption ou la tchipa comme ils l'appellent dans leur jargon, les magouilles en série et les détournements de fonds, rien ne leur échappait. Après avoir rôdé autour d'eux pendant plusieurs semaines en jouant du balai à leurs pieds, j'ai décidé de leur ressembler vraiment. Après les fringues, une bonne paire de baskets pour remplacer mes bons vieux sabots multifonctions. Bon, je n'ai pas pris les plus chères ; c'est mon côté paysan qui a eu le dessus. Ensuite la coupe de cheveux et, enfin, la cigarette. J'ai complètement changé de look. Pendant mon service, je faisais de plus en plus de haltes à leur niveau pour demander du feu, histoire de les côtoyer de plus près. De temps à autre, on me demandait une cigarette. J'étais ravi de rendre service. Petit à petit, je les ai apprivoisés.
Dès la fin de mon service, je courais au centre en face du lycée, me lavais, me changeais et les retrouvais contre leur mur en train de commenter les dernières informations. En les fréquentant, j'ai commencé à me désintéresser de mon travail. Je m'appliquais de moins en moins. Mes amis hittistes ne m'y encourageaient pas non plus. Ils disaient : «Eh quoi ! Tu ramasses la saleté des autres pour un salaire de misère alors qu'ils volent des milliards !» Ou encore : «Tu te fais engueuler à longueur de journée à cause de ton chariot alors que tu nettoies devant leurs portes !» Pour le chariot, c'est vrai, il est encombrant et je n'arrive à le garer nulle part. Entre les voitures, c'est carrément impossible, c'est à peine si une personne peut passer. Sur les trottoirs, il n'y a pas assez de place pour tout le monde, vous connaissez les trottoirs d'Alger. Et puis, il y a ces commerçants qui protestent. Ils n'en veulent pas devant leurs vitrines et me le font savoir sans ménagement. Je les comprends, mais que faire et surtout où mettre mon chariot pour pouvoir balayer à mon aise. Finalement, j'ai trouvé l'astuce. J'adosse mon chariot aux quelques arbres qui existent encore. Il y en a une petite dizaine qui s'accroche à la vie malgré les vicissitudes de la rue. Mais ils sont bien rachitiques. Il n'y a qu'à voir les gros furoncles qui se développent sur leurs troncs. Pauvres arbres ! Il paraît qu'il y en avait beaucoup plus en 1962. Ils meurent d'épuisement comme les Algériens. Parmi les hittistes que je fréquentais à l'époque, il y avait deux grands ados que l'école avait rendus assez tôt à la rue. Ils passaient leur temps à faire briller les lames de leurs coutelas pour marquer leur territoire. Puis, du jour au lendemain, ils sont devenus de fervents habitués de la mosquée Rahma toute proche. Dès qu'ils entendaient l'appel à la prière, ils couraient se prosterner avant de nous rejoindre contre notre mur préféré et reprendre la discussion là où ils l'avaient laissée. Ils se laissèrent pousser une petite barbichette et échangèrent jean et baskets contre kamis et claquettes. Au fil des jours, on ne parlait plus que d'enfer et des péchés que nous n'avions pas encore commis. Tout devenait subitement interdit. Samy et moi commençâmes sérieusement à avoir peur de l'au-delà. Puis nous les suivîmes dans la mosquée pendant trois jours avant d'abandonner et de retourner à nos occupations favorites. Moi, j'avais une bonne raison : on m'avait volé ma belle paire de baskets pendant la prière et je dus en acheter une deuxième plus chère encore. J'étais hors de moi ce jour-là ! Samy me suivit par solidarité, je crois. Nous étions très proches. C'est lui qui m'a expliqué pourquoi il y avait autant de trous et de crevasses sur la chaussée et sur les trottoirs quand je me suis plaint à lui de la difficulté de les nettoyer. L'eau stagnante qu'ils contiennent me dégoûtait et m'effrayait à la fois car c'est le repère favori des démons et des mauvais esprits qui affectionnent les endroits insalubres comme je l'ai entendu dire depuis que je suis venu au monde. Ma grand-mère m'interdisait de m'en approcher et m'obligeait à réciter une formule incantatoire protectrice au cas où.


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