C'est dans l'air et cela sent depuis plusieurs jours que l'Aïd El Kebir, ou la fête du sacrifice, approche. Dans moins d'une semaine, d'autres senteurs embaumeront nos rues avec les grillades et les autres plats à base de la bête sacrifiée. Entre la joie d'accomplir un rite religieux et celle de pouvoir profiter d'un plat entre famille, il y a ceux qui stressent encore. Eh oui, il s'agit des personnes ayant fait un achat irrationnel : s'endetter pour acheter un mouton. Nous avons recueilli leurs témoignages pour comprendre le leitmotiv de leur acquisition. Chérif, chauffeur dans une entreprise publique : «C'est pour mes fils» Chérif n'est pas fier de sa décision. Il s'en cache même mais il l'assume en aparté. «Cela fait plusieurs années que je procède de la même façon», confie-t-il. Il explique : «Je le fais essentiellement pour mes fils. Ils sont jeunes, ils ne peuvent pas comprendre que nous n'ayons pas de mouton à la maison alors que tous leurs camarades et amis l'ont. Vous savez, ils s'invitent entre eux pour que chacun puisse voir la bête de l'autre. Pour eux, c'est un amusement et une sorte de fierté. Je n'aimerais pas en priver mes fils. Ils sont tout contents.» Les priver de cette joie est une chose impensable pour leur père et pour leur mère. Cette dernière, femme au foyer, partage amplement la position de son mari. «L'argent vient et part. Et nous saurons comment faire pour rembourser nos dettes. Nous aurons encore quelques mois pour le faire. C'est vrai qu'avec la rentrée scolaire, ce n'est pas évident. Mais Allah est avec nous. Nous avons l'habitude», dit-elle. Les prix affichés des moutons sont exorbitants. Au bas chiffre, il est de 45 000 DA. «Nous allons nous contenter d'un petit mouton pas plus. Nous n'allons pas vers les plus chers. Nous savons à quel niveau nous devons nous arrêter», poursuit Chérif. Et de conclure à voix basse : «Je sais que le sacrifice n'est pas obligatoire mais la société le rend presque. Nous ne pouvons pas y déroger.» Mouloud, fonctionnaire : «Je m'endette auprès de ma famille» Papa de six enfants, Mouloud connaît la signification de serrer la ceinture : «ma femme est réellement une bonne gestionnaire. Elle fait des calculs, elle gère les affaires des enfants, elle veille à ce qu'on ne jette pas la nourriture et qu'on mange bien. Mon salaire n'est pas très important. Mais Dieu merci, jusqu'à présent, nous ne sommes pas contraints de mendier. Nous sommes propres, nous mangeons à notre faim et nous assumons nos fêtes de façon régulière. En d'autres termes, nous n'avons pas d'extras.» Pour ce qui est de l'achat du mouton, il n'est pas automatique. «Si je vous disais que j'achète chaque année, cela serait un mensonge. La plupart du temps, j'achète de la viande pour préparer un bon repas durant les jours de fête. Mes enfants se rendent chez leurs grands-parents ou oncles pour jouer avec le mouton. Moi-même j'assiste au sacrifice chez eux pour partager ces moments de joie. Mais lorsque je n'achète pas, je suis triste et même profondément. Et c'est toute ma famille qui le devient mais on essaye de faire bonne figure. Et ce n'est pas évident. Pour cette année, l'entreprise pour laquelle je travaille nous a octroyé une prime de l'Aïd, et avec les petites économies qu'a réussi à mettre de côté mon épouse et une petite dette auprès des membres de ma famille, j'espère pouvoir acquérir un petit mouton pour le sacrifice. Je n'ai pas pu dormir toute la nuit lorsque j'ai pris connaissance des prix pratiqués. C'est de la pure folie. Je pense que si je n'avais pas promis à mes enfants, je n'en achèterais pas. Mais bon, je reste optimiste. Concernant la somme empruntée, je l'ai scindée en trois parties. Et j'ai demandé à chacun de mes frères ‘créanciers' de patienter. De cette façon, elle n'est pas importante pour eux et je sais qu'ils peuvent attendre quelques mois pour la récupérer. C'est la seule solution que j'ai pu trouver. Si je n'avais pas bénéficié de la prime, je ne m'y serais même pas risqué. Je suis conscient de mes limites financières.» Salim, employé dans une entreprise privée : «acheter en groupe» Acheter un mouton pour le sacrifice est une affaire sérieuse. «A la maison, au travail, dans le quartier, j'en parle depuis maintenant deux semaines quasiment tous les jours. Nous avons deux petits salaires avec mon épouse mais je tiens à l'acheter. C'est important pour moi. Cela marque réellement, pour cette année, mon indépendance et mon statut d'époux et de père. C'est vrai qua ma fille n'a que quelques mois, mais j'estime que c'est nécessaire.» Et pour y arriver, Salim aiguise des plans et prépare des solutions pour un vrai dilemme. «Avec la location de notre appartement, nos dépenses sont importantes, alors avant de songer à emprunter, il faut que je trouve un mouton à un prix raisonnable», explique Salim. Et pour cela, le mieux est de négocier en groupe. «Avec des amis de quartier, nous nous sommes rendus auprès d'un maquignon pour faire un achat groupé. Et cela a bien marché. Les prix ont pu être baissés de façon drastique. De cette façon, je n'ai eu à emprunter auprès d'un collègue qu'une petite somme que j'aurais à rembourser dès le mois prochain. Je suis très content. Ce serait la première fois que j'accomplis ce rite et j'espère qu'il sera accepté par le Miséricordieux. Si notre situation financière ne s'améliore pas d'ici l'année prochaine, je ne pense pas que je procéderai de la même façon. Je ne suis pas inconscient à ce point. C'est important pour moi pour cette année, après on verra.