«Que reproche-t-on à l'avare ? Son amour de l'argent ! Où est le mal s'il le gagne honnêtement, à la sueur de son front ou en usant de son savoir ? Il est donc libre d'en jouir à sa guise en le dépensant parcimonieusement ou en le jetant par les fenêtres. J'aurais même voulu qu'on enseigne ses méthodes et sa morale à nos enfants pour qu'à l'âge adulte ils deviennent indépendants. Il vaut mieux qu'ils soient avares qu'assistés.» C'est par ces propos que j'ai abordé le sujet en me rendant chez Daouïa le jour de l'Aïd El-Adha. J'avais fait au préalable les dix étages de l'immeuble pour souhaiter à l'occasion bonne fête et longue vie à mes voisins. Mais en arrivant au rez-de-chaussée, j'ai été scandalisé par le désordre et les tas d'immondices. Au milieu du hall, transformé en la circonstance en abattoir, deux apprentis bouchers se démenaient pour écorcher le dernier bélier. Tout autour, le sol était jonché de flaques de sang et de peaux des bêtes abattues. Pressés d'allumer leur barbecue, les voisins servis en premier ont laissé l'endroit en l'état. Déjà, l'odeur des grillades et de la chair brûlée empestait l'atmosphère de la cage d'escalier. Sur les vingt locataires du bâtiment, seuls Lucy, Daouïa et moi-même n'avons pas sacrifié de mouton. Lucy se serrait la ceinture pour payer ses dettes et Daouïa avait fait le tour du quartier d'El-Hamri pour distribuer en monnaie l'équivalent d'un cabri à des déplacés du Sahel. Moi aussi je n'ai pas suivi le mouvement. J'ai remplacé le rituel de l'Aïd par un petit don que j'ai offert à une famille démunie. Ça ne m'a pas coûté plus que le quart d'un agneau. Tout compte fait, j'étais gagnant sur toute la ligne. J'ai économisé l'égal du salaire d'un ouvrier et j'ai rendu en l'occasion le sourire aux enfants d'une famille dans le besoin. C'était d'ailleurs le but escompté de cette fête religieuse : faire bénéficier les pauvres des deux tiers de la bête du sacrifice. Chose que mes voisins ne pourraient pas faire. Rares, les nécessiteux du voisinage qui accepteraient leur don. Fiers, la plupart mentaient en affirmant avoir acheté le mouton. Finalement, et malgré leur bonne intention, mes voisins n'avaient fait que des dépenses en plus, et pour certains à crédit. Ils ne tarderaient pas à se rendre compte que j'étais le plus malin. Mon parti pris les fera jaser ; et, ne pouvant mettre en doute mes convictions, ils me traiteront de pingre et de grippe-sou. Non, mon fils, tu n'es pas avare, me répondit Daouïa. Ils sont des milliers comme toi les gens qui comptent leurs sous. On les trouve dans toutes les catégories sociales. Parmi les plus démunies, les salariés et les petits fonctionnaires ont du mal à joindre les deux bouts. Prévoyants, ils élaborent cependant des budgets, épargnent du peu représentant leurs revenus et se serrent la ceinture. Ils se lèvent tôt pour rejoindre leur boulot, se contentent d'un sandwich à midi pendant que d'autres se remplissent le ventre et rentrent souvent à pied chez eux pour économiser le ticket de bus. Devenus sages et intelligents bien plus que ne l'étaient les avares de jadis, ils refusent les plaisirs et passent leur chemin sans un regard pour un SDF mal en point. Dans la société moderne, ces gens-là font le bonheur des riches. C'est là où on trouve les avares. Chez nous, ils s'abritent derrière les remparts de leurs maisons, au milieu d'un jardin d'agrément et dorment sur leurs sacs remplis d'argent. Ils font dans la rétention en refusant de mettre leurs sous dans une banque. Même avec la bénédiction de la loi qui d'une certaine manière les amnistie, ils tiennent à leur fortune. Certains font dans l'usure. De petits entrepreneurs en difficulté financière se voient souvent contraints de faire appel à leur service. Ces avares-là sont pires que Shylock dans le Marchand de Venise de Shakespeare ou d'Harpagon dans l'Avare de Molière. Ce genre de pingres a marqué le cours de notre histoire. Une autre fois, je te raconterais comment un marchand avare a contribué en 1509 à la prise d'Oran par les soldats espagnols. Il a fallu trois siècles pour la libérer.