Depuis quinze ans, le juge �toile de l'Espagne, Baltasar Garzn, devenu mondialement c�l�bre en inculpant Pinochet, est sur tous les fronts judiciaires. Il traite de toutes sortes de dossiers li�s � la criminalit� transnationale organis�e : financement du terrorisme, blanchiment d'argent, corruption, chasse aux dictateurs comme Pinochet, etc. Il est de tous les combats anti-mafia en Espagne et bien au-del� des fronti�res ib�riques. Au cours d'un des rares entretiens qu'ait accord�s Baltasar Garzn, publi� par El Pais en juillet 2001, la journaliste lui demande : "Comment on vit le fait d'�tre un juge �toile ?" R�ponse de l'int�ress� : "J'aime penser qu'un juge �toile irradie, illumine." La r�plique ne souligne pas seulement la haute id�e que le magistrat espagnol se fait de lui-m�me, il traduit aussi son statut "� part". "Aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, Baltasar Garzn est davantage qu'un simple juge, r�sume le politologue catalan Josep Ramoneda. Il est devenu un symbole de la justice internationale. De la m�me fa�on que son ami Palermo Falcone (assassin� en mai 1992, ndlr) fut symbole de la lutte contre la mafia." Cette renomm�e mondiale — il fut propos� pour le Nobel de la paix en 2002 —, Garzn l'a obtenue gr�ce � l'affaire Pinochet : l'ancien dictateur et s�nateur � vie du Chili �tait d�tenu � Londres en juillet 1998, sur demande du juge espagnol, � deux doigts d'�tre extrad� vers Madrid pour "torture" et "g�nocide". En partie gr�ce � lui, le principe de juridiction universelle n'est plus une utopie. Pinochet n'est que l'une des prises de "Super-Garzn" (son surnom en Espagne), pr�sent sur tous les fronts judiciaires : ETA, terrorisme islamique, corruption, crimes contre l'humanit�, narcotrafic, argent sale. Depuis sa nomination, en 1988, comme juge d'instruction � l'Audience nationale — l'une des plus hautes instances p�nales du pays —, il est la b�te noire des mafias de la drogue en Galice, des "parrains" italiens ou russes install�s sur la Costa del Sol, de hauts dirigeants politiques, de banquiers v�reux. En septembre 2003, il fut le premier magistrat au monde � inculper Oussama Ben Laden. Lui qui, au lendemain des attentats contre les tours jumelles le 11 septembre 2001, fut parmi les plus rapides dans l'arrestation de suppos�s terroristes islamistes. Lui qui, en une d�cennie, a patiemment d�mantel� la structure politico-sociale de l'ETA, mettant hors la loi son mouvement de jeunes, son collectif de prisonniers et sa vitrine politique, Batasuna, suspendue par lui en ao�t 2002. Lui toujours qui, � partir de 1996, lance une croisade contre l'impunit� des dictatures latino-am�ricaines, en exigeant notamment l'extradition de 43 militaires argentins accus�s de "g�nocide" et de "tortures" au cours de la dictature (1976-1983). La vaste enqu�te de Garzn portera ses fruits : l'ancien tortionnaire de la sinistre Ecole de m�canique de l'arm�e (Esma, � Buenos Aires), Ricardo Cavallo, a �t� extrad� du Mexique vers l'Espagne en juin 2003, et le proc�s de l'ex-capitaine de corvette Adolfo Scilingo a lieu jusqu'� la fin de ce mois de f�vrier � Madrid. "Justicier universel" Sur son visage s�rieux, concentr�, presque but�, on lit sa conviction d'�tre un "justicier universel" au-dessus de la m�l�e, un "juge incorruptible" bataillant contre les puissants de ce monde. "L'ego lui sort par tous les pores, dit le politologue Josep Ramoneda. C'est un personnage �trange, solitaire, obsessionnel, dot� d'une facult� de travail hors du commun, qui semble se moquer d'avoir autant d'ennemis." L'Argentin Luis Moreno Ocampo, procureur de la Cour p�nale internationale, ne cache pas son admiration : "Partout o� il a mis son nez, il m'a impressionn�. A Harvard, on �tudie les dossiers qu'il a instruits, car Garzn est le seul juge au monde � avoir enqu�t� sur les services secrets de son pays." En 1993, tent� par l'exp�rience politique, le magistrat andalou avait pourtant bien failli y laisser des plumes. Homme de gauche, il entre cette ann�el� dans le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez comme conseiller sp�cial charg� d'"agir plus efficacement contre le narcotrafic et le crime organis�". Un an plus tard, il claque la porte. Motif officiel : la lutte contre la corruption politique n'allait "pas assez vite". Raison avanc�e par les socialistes : Garzn a p�ch� par ambition, voulant devenir le num�ro deux du gouvernement. L'int�ress� nie et, de retour dans son bureau de juge, se venge : il d�poussi�re un vieux dossier sur les GAL (1) et met sous les verrous deux hauts dirigeants socialistes, dont l'ex-ministre de l'Int�rieur Jos� Barrionuevo. Depuis son �chec en politique, le juge Garzn a mis les bouch�es doubles. Au point que les cinq autres juges de l'Audience nationale cachent � peine leur irritation envers cette star qui est cit�e dans presque tous les journaux t�l�vis�s et s'octroie l'essentiel des affaires (656 en 2002). Mais ses coll�gues ont fini par comprendre les ressorts du personnage. "En Espagne, les juges de l'Audience nationale ont des pouvoirs consid�rables, mais la plupart attendent que l'information leur arrive sur un plateau, dit un chroniqueur judiciaire du quotidien La Razn. Garzn, lui, m�ne personnellement l'enqu�te et va jusqu'au bout." Et s'il se donne � fond dans certaines affaires, il a tendance � laisser en suspens quelques autres, pour des raisons parfois obscures. Ainsi, les dossiers d'instruction impliquant Berlusconi, en 2001, pour "fraude fiscale" dans le cadre de sa gestion de la cha�ne Telecinco ou celui mettant en cause Henry Kissinger dans l'op�ration "Condor" (2) n'ont pas eu de suite. L'homme le plus menac� d'Espagne "Garzn suscite des attentes dans l'opinion, des attentes parfois d��ues. D'o� sa popularit� en baisse en Espagne", dit le chroniqueur judiciaire de La Razn. "Mais il sait exactement ce qu'il faut dire, et au bon moment, pour obtenir la r�sonance m�diatique maximale, poursuit Miguel Angel de la Cruz. Et tant pis si cela n'a aucune chance d'aboutir." "Je peux comprendre que Garzn se conduise ainsi, estime Luis Moreno Ocampo. Il a trop d'ennemis dans l'�lite, alors il cherche l'appui de l'opinion publique." Car ce juge hors norme est aussi l'homme le plus menac� d'Espagne, en permanence sous escorte polici�re renforc�e (sa demeure est entour�e d'un cordon de s�curit� 24 heures sur 24), qui aime r�p�ter : "Si un juge a peur, qu'il raccroche sa toge et rentre � la maison." "Les dossiers qui l'int�ressent, il les traite de fa�on passionnelle, m� par un id�alisme proche de l'ing�nuit�. Au fond, Garzn est un sentimental qui voudrait �tre compris et aim�", dit une amie journaliste. Nul doute que cet ancien s�minariste d'origine modeste (son p�re �tait pompiste), qui fut sur le point d'�tre ordonn� pr�tre, a appr�hend� la justice comme une seconde vocation. "D'autres juges ont r�v� de s'attaquer aux crimes contre l'humanit� et aux anciens dictateurs, estime Carlos Slepoy, un des avocats qui d�fend les victimes de la dictature argentine. Lui a su trouver des formules judiciaires concr�tes pour que ces beaux principes puissent s'appliquer." ` Car Baltasar Garzn fait au moins l'unanimit� sur un point : son courage et sa d�termination dont il fait, dans ses m�moires juste parus (3), une profession de foi : "Face aux crimes contre l'humanit�, il n'y a ni ne peut y avoir de fronti�res. Toute la communaut� internationale est victime de l'agression (...). En aucun cas les fronti�res d'un pays ne peuvent constituer des barri�res d'impunit� en faveur de ceux qui ont perp�tr� des massacres." LSC (1) GAL : groupes antiterroristes, auteurs de 27 assassinats de s�paratistes basques dans les ann�es 1980. Selon Garzn, les GAL ont �t� diligent�s par des membres de l'Ex�cutif socialiste. (2) Vaste plan de r�pression contre les opposants politiques mis en place par des dictatures militaires sud-am�ricaines (Br�sil, Argentine, Chili, Paraguay, Uruguay) dans les ann�es 1970 et 80. (3) Un Mundo sin Miedo ("Un monde sans peur"), �d. Mondadori.