Mettre un terme à une longue vie active est souvent saumâtre même pour celui qui est heureux de prendre sa retraite. Il y a 70 ans, le retraité c'était cet homme fatigué qui n'en avait que pour une petite poignée d'années avant que sa santé ne l'abandonne. Le terme «sénior» est tendance ces dernières années, il remplacerait élégamment les personnes du troisième âge. Mais aujourd'hui comment peut-on définir nos seniors écartés du monde du travail ? Témoignages. Ahmed, 60 ans, ancien directeur dans une entreprise étatique Ahmed s'était réjoui d'avoir ficelé son dossier de mise à la retraite, heureux surtout de changer de rythme, du moins c'est ce qu'il croyait. «Je jubilais à l'idée d'être enfin maître de mon temps, de ne plus être soumis au stress, d'abattre 12 heures de travail par jour, de présider parfois trois réunions en une seule journée, de vivre constamment sous tension. Je me sentais enfin libéré ! Aujourd'hui, cela fait deux mois que je suis à la retraite et je m'ennuie déjà. Je me rends compte qu'en fait, au sein de l'entreprise, je menais une vie sociale ritualisée, mais d'une forte intensité, et j'ai basculé dans une vie solitaire. J'ai trois enfants, ils sont tous mariés, c'est en étant plus souvent à la maison, en prenant mes repas chez moi que je me rends compte du vide. Et le pire, c'est que je ne me sens pas du tout épuisé. Je ne ressemble pas du tout à mon père, un ancien fonctionnaire de la mairie, un salarié performant motivé, actif, qui après 40 ans de service était affaibli. Il est devenu un vieux, sage, très détaché et serein. On avait l'impression que toutes ces années de travail où il avait imposait son charisme, où il menait son équipe à la baguette ne sont pour lui que de vagues souvenirs. Il s'occupait de son jardin, c'était ça son bonheur. Moi, je me sens perdu. Je ne sais plus quoi faire de mes journées. Les réunions me manquent. J'ai comme le sentiment que pendant 35 ans je me droguais au travail, et aujourd'hui je n'arrive pas à décrocher.» Fatiha, 62 ans, ancienne infirmière Calme, posée, Fatiha parle de ses années de travail avec beaucoup de nostalgie. «J'ai choisi ce métier, et j'en rêvais toute petite. Soigner les malades, aider les gens en détresse, c'était comme un sacerdoce pour moi. D'ailleurs je ne me suis jamais mariée. Je me suis donnée corps et âme aux autres et je ne le regrette pas. Quand j'ai quitté l'hôpital pour la retraite, j'ai gardé un souvenir émouvant des malades. J'ai eu droit à une fête qu'ils m'avaient organisée. Ils ont pleuré mon départ. Je crois que c'est la plus grande satisfaction et le meilleur témoignage de reconnaissance et de gratitude. Cela me suffit amplement. Cela fait deux ans que j'ai pris ma retraite, et c'est incroyable qu'après toutes ces années je n'ai pas senti l'épuisement. D'ailleurs je travaille toujours. Je suis chef de service dans une clinique. Et je suis très heureuse de retrouver mes malades. Je crois que si j'étais restée à la maison ma santé en aurait sérieusement pris un coup. Je pense que les retraités d'aujourd'hui ont changé. Ils ne sont plus assimilés à des vieux séniles qui attendent tranquillement la mort. Ce sont des ‘'jeunes'' retraités qui peuvent encore donner. Et je pense que c'est à eux seuls d'en juger.» Farida, 60 ans, directrice d'une entreprise d'Etat Son visage n'a presque pas de rides. Son élégance est restée intacte, et les années n'ont en rien altéré sa beauté. «Quand je dis mon âge, les gens ne me croient pas. D'ailleurs, cela m'a valu la jalousie de certaines de mes collègues. Quand je me regarde devant une glace, j'ai du mal à croire que je fais partie des personnes du troisième âge, que je n'ai plus rien à donner à mon entreprise. Mais ce qui m'attriste le plus, c'est qu'on n'a pas attendu que je parte pour me remplacer. Je dois quitter dans un mois et demi, et mon successeur est déjà en poste. Je ne suis plus directrice mais je continue à me rendre au travail, sans rien faire. Moi qui ne voyais jamais le temps passer, qui pointais à 7h parce que j'avais un dossier important à présenter au P-DG, il m'arrivait de travailler le samedi pour préparer une réunion au ministère. Je trouve que c'est tout de même indélicat de la part de l'entreprise où j'ai travaillé comme une forcenée, me vouant entièrement à mon travail que j'accomplissais avec abnégation (d'ailleurs je sors avec une hypertension artérielle), de me considérer aujourd'hui comme une étrangère, comme si je n'avais jamais travaillé ni occupé un poste de responsabilité. Le téléphone ne sonne plus, alors qu'il ne s'arrêtait pas, même les jours de repos ou fériés. C'est tout simplement de l'ingratitude. Se sentir inutile du jour au lendemain, alors que durant des années rien ne se faisait sans moi, c'est affligeant. C'est comme un citron qu'on a bien pressé et qu'on jette.»