[email protected] Tous les présidents en exercice, ou en exil, vous le diront : pour gouverner, et se maintenir aux commandes dans un pays musulman, il faut d'abord s'assurer le soutien de la religion, et donc des religieux. Il suffit de jurer sur le Coran de glorifier l'Islam, sans préciser lequel, et de restaurer la grandeur de la nation, comme le fait si bien Trump, la main sur la Bible, et l'affaire est dans le sac. Ou la «chkara», pour reprendre un terme en vogue, et très apprécié par certains «élus» qui se dévouent pour être plus près du bien public, afin d'en assurer la pérennité. Une fois le dispositif bien en place, et que ses rouages sont huilés de façon idoine, et généreusement lucrative, gouverner devient alors un jeu d'enfant, voire un exercice de baby-sitting. Toutefois, la règle ainsi que ses notes d'application ne sont pas les mêmes pour tous les pays, et pour tous les gouvernants, et il y a souvent des embûches inattendues, des chausse-trapes. C'est le cas lorsqu'il s'agit d'un pays, comme l'Egypte, où le pouvoir des prêtres, qui faisait et défaisait les pharaons, a repris du service avec une institution comme Al-Azhar. Le Président égyptien Sissi, arrivé au pouvoir en juillet 2013 après l'éviction du président intégriste, élu par un peuple sous envoûtement, n'a pas cessé de cajoler Al-Azhar, et ses cheikhs. C'est ainsi qu'il a chargé l'université millénaire, lestée du poids des siècles, et des boulets de la tradition, de réformer le discours religieux, dominé par l'islamisme pourvoyeur de terrorisme, idéologie des «Frères musulmans», entre autres. Ce que demandait, en réalité, Sissi à Al-Azhar, c'était d'abord de se réformer de l'intérieur, de rénover ses enseignements théologiques archaïques. Toutefois, avec tout son prestige (1), et la patine du temps, les seules réformes qu'a connues Al-Azhar lui ont été imposées, comme l'adjonction de facultés, disons moins imprégnées de religion, celles de la médecine et de la littérature, en particulier. Ce qui lui a permis d'accueillir sur ses bancs des célébrités comme Taha Hussein, à qui elle intentera d'ailleurs un procès (2) pour atteinte à l'Islam. Or, au lieu de s'attacher à réaliser les changements indispensables, les cheikhs se sont signalés, ces deux dernières années, par leurs actions contre la liberté d'expression, et de création. C'est ainsi que la mosquée-université a intenté plusieurs actions en justice contre des créateurs, et des penseurs, en application de la loi sur le «mépris des religions». Des journalistes qui ont osé critiquer Al-Azhar, pour son attitude conciliante avec les cheikhs salafistes, membres de son collège, ont été traînés devant les tribunaux. Quant à l'accusation d'athéisme, elle est brandie par Al-Azhar comme une épée de Damoclès au-dessus des têtes des non-conformistes, un précieux renfort pour les courants obscurantistes. Plusieurs intellectuels, ainsi que d'anciens ministres et membres du gouvernement actuel ont dénoncé l'influence des intégristes, et des sympathisants «Frères musulmans», qui bénéficient de la mansuétude du recteur. Il y a encore deux semaines, et pour confirmer cette inébranlable volonté de maintenir le statu quo, l'un de ces cheikhs a lancé une nouvelle provocation contre les Coptes (3). Dépité devant le manque d'empressement à se moderniser, montré par Al-Azhar et son recteur, Mohamed Al-Tayeb, le Président Sissi a joué son va-tout. Mal lui en a pris. Avec les précautions oratoires d'usage, le chef d'Etat égyptien a suggéré le mois dernier une très timide avancée dans le respect des droits des épouses, à savoir une codification de la répudiation. Il s'agissait, selon lui, de mettre fin aux excès de la répudiation, divorce oral par euphémisme (Talaq chafaoui), en perpétuelle augmentation en Egypte, avec ses conséquences dramatiques. La suggestion de Sissi était de conserver la formule rituelle que le mari doit prononcer trois fois pour répudier son épouse, et de l'assortir d'un acte écrit en présence d'un imam. Pour l'épouse, ça ne change pas grand-chose, vu qu'elle est plaquée en bonne et due forme, mais les apparences sont sauves, à partir du moment où elle peut produire une attestation ad hoc. Comme s'ils n'attendaient que ça, tous les représentants d'une Egypte rétrograde, et intolérante, se sont déchaînés contre l'initiative, présentée comme un projet d'interdire la répudiation. Tout en évitant de s'en prendre directement à Sissi, les islamistes ont proclamé la mobilisation générale contre la proposition de réforme, et pour la défense de la forteresse Al-Azhar. Enhardis par ces réactions, les cheikhs «azharis» sont montés eux aussi au créneau, et ont publié une déclaration dans laquelle, fait rarissime, ils ont pris à témoin l'opinion égyptienne. La déclaration affirme que la répudiation est une pratique qui a cours depuis l'époque du Prophète Mohammed, et que la société égyptienne ne saurait y déroger, car c'est à la société de se conformer à l'Islam. Réagissant à son tour, le recteur s'est voulu menaçant en dénonçant les «fatwas perverses», à savoir les appels à la réforme, et les critiques contre Al-Azhar, et son immobilisme. Mohamed Al-Tayeb qui s'est élevé contre la décision du gouvernement d'imposer un sermon écrit aux imams du vendredi, veut également que le recteur soit élu, à l'avenir, par les cheikhs (4). Plus offensif qu'à l'accoutumée, Mohamed Al-Tayeb a dénié à quiconque le droit de se mêler des questions de religion, qui sont de la seule compétence d'Al-Azhar, a-t-il souligné à l'adresse du Président. Autant dire qu'il a enterré définitivement tout projet de réforme religieux, et qu'il s'oppose à toute velléité de remise en cause du statut de la femme fut-elle la Vierge Marie. Mohamed Al-Tayeb proclame souvent, surtout devant des personnalités étrangères, que son institution se veut être une tribune de l'Islam du juste milieu et de la tolérance. Il oublie juste de préciser sur quel méridien il situe ce juste milieu, et sur quelle case de l'échiquier wahhabite il se place lui-même. A. H. (1) Dans le classement 2016 des meilleures universités du monde arabe, établi par le magazine «U.S. News & World Report», Al-Azhar figure à la 26e place. Ce n'est pas très flatteur, mais c'est un peu mieux que l'USTHB Bab-Ezzouar, classée 31e, avec 46 points sur 100. (2) Il s'agit du procès intenté à l'écrivain après la parution de son essai «Sur la littérature préislamique» dans lequel il remettait en cause certaines idées reçues sur la poésie préislamique, et sur l'histoire. (3) Voir «On ne marie pas la Vierge Marie» (Kiosque arabe du 13 février 2017). (4) C'est Djamal Abdennasser qui a pris la décision de faire nommer désormais le recteur d'Al-Azhar par le Président. Ses successeurs qui ont systématiquement remis en cause ses réalisations ne sont pas revenus sur cette mesure, et pour cause.