Ce n��tait en v�rit� qu�un �individu sans aucune importance collective�. Il est rare, dans notre rocheuse province, qu�une tentative de suicide ne suscite plus d�int�r�t que quelques commentaires d�sabus�s. Dans cet arri�re-pays de la mort lente, m�me l�exceptionnelle violence, destin�e � mettre un terme � une existence, �meut rarement les gens. Et ce n�est pas tant par indiff�rence que par d�senchantement g�n�ral. Cela se vit ainsi � Constantine, dirons-nous... Il y a deux mois, un jeune homme s�immolait par le feu devant le si�ge de la wilaya, emportant avec lui la seule explication qui vaille � son acte fatal. Mardi 11 octobre, en pleine saison de tartuferie ramadanesque d�clin�e par l�ostentatoire charit� du couffin, un homme, �g� cette fois-ci de 53 ans, s�aspergeait d�essence en plein c�ur de la ville et � onze heures tapantes (1). Ces deux suicides qui prennent � t�moin la rue, en s�accomplissant sous son regard, sont � la fois l�expression du plus terrifiant renoncement et l�ultime le�on aux survivants. Ils en seraient m�me la v�ritable mesure du d�sespoir social dans lequel baigne cette m�tropole provinciale, juste bonne aux p�lerinages politiques. Ici � Constantine, les faux-semblants ont depuis longtemps cess� d��tre les oripeaux derri�re lesquels se cache la dignit� offens�e. L�, dans les boulevards de la ville, et m�me dans ce quartier de �Saint-Jean�, � l�appellation par trop chr�tienne pour une terre d�islam, le d�nuement c�toie aussi l�opulence du bazar. C�est que, voyez-vous, il y a plus tragique que la pauvret�, dont ne voudrait m�me pas entendre parler un certain ministre de la R�publique. Il existe d�sormais une mis�re qui clochardise tout sur son passage et qui s�affiche sans pudeur par temps de grande fatigue morale. Car, dans l�ordre des multiples conditions sociales, la premi�re rel�verait, disons, d�une d�pr�ciation �conomique quand la seconde exprime la d�tresse, puis le renoncement, face � ce qui est presque d�finitif et sans appel. Le point critique, proche de la mort sociale. Le degr� z�ro du d�classement humain. Le plancher dans l��chelle de l�estime de soi et qui finit par devenir la liti�re de la marginalit�. Cette ville-l� a mis fin � une vieille hypocrisie qui consiste � maquiller le malheur et surtout � bien le cacher chez soi. Et pour cause, elle est peupl�e d�une cohorte de familles sans toit. Autant dire sans m�me un refuge pour se morfondre en secret. Le suicid� de ce mardi en faisait partie justement (1). Une ville d�enfer pour ceux-l� mais qui demeure un �den de l�affairisme pour d�autres. C�est-�-dire un vieux gisement de la rente encore exploitable pour ceux qui gravitent autour de la bienveillance des pouvoirs publics. Qu�est-ce � dire ? Sinon que, dans ce registre, Constantine est encore une destination attrayante pour les r�seaux d�int�r�t solidement accroch�s aux pr�bendes du �politique� et dont l�impunit� est assur�e par une sorte d�omerta de la peur des repr�sailles. Depuis longtemps, ce mutisme quasi collectif, qui n��tait au d�part qu�un r�flexe d�auto-d�fense, a fini par devenir une caract�ristique de la ville. Sa r�putation de cit� �souterraine� l�accompagne � ce jour. Elle qui ne sait plus que colporter la rumeur ou murmurer la v�rit�, refuse en m�me temps de d�noncer les offenses. A sa d�charge, les poussi�reuses capitales des autres provinces ne valent gu�re mieux. Elles aussi subissent en silence les assauts de la mis�re d�une part et de la pr�dation d�autre part, sans r�agir, ou si peu. Mais c�est � Constantine que le trait est plus marqu�. De Tlemcen � Annaba et d�Oran � Constantine. Ces p�les r�gionaux ont toujours entretenu des relations complexes avec le centre du pouvoir et celui-ci � son tour a toujours consid�r� les �terres int�rieures� comme de potentielles zones d�hostilit�. Et cela n�a pas chang�, sinon en pire � partir de l��poque o� la corruption a fait la jonction avec les int�r�ts strictement politiques. A partir de Constantine, les scandales d�une certaine p�riode ont laiss� de profondes stigmates dans la m�moire collective jusqu�� expliquer pourquoi, de nos jours, cette ville tient en haute suspicion �ses� �lites politiques locales et observe, avec une r�serve hostile, tout ce qui se d�cide en haut lieu. En somme, c�est la vieille culture du beylicat qui retrouve une nouvelle jeunesse. Celle qui consiste � tenir en grande m�fiance le clinquant et les conjurations du s�rail de la r�gence. A ses yeux, ces deux d�fauts traduisent une absence de bonne gouvernance et une inclination immod�r�e pour l�autorit� sans partage. Cette profonde perception n�a pas chang�, m�me si, depuis, la R�publique a remplac� la r�gence et la wilaya de beylicat. D�Alger � Constantine et �retour�, c�est-�-dire depuis la capitale vers la province ou inversement, le contentieux est quasiment historique. L�une, parce qu�elle est le centre du pouvoir � tendance, par jacobinisme au rabais, � ignorer les sp�cificit�s r�gionales, et l�autre, parce qu�elle a conscience de sa profondeur historique et culturelle, r�fute le �sous-traitement�, la sous-administration. H�las, pour cette province, comme pour les autres d�ailleurs, les pouvoirs successifs, dans leur infinie centralisation, les r�duisirent � des �marches d�empire�. L� o� se rodent les formules, se fait l�apprentissage des futurs caciques et surtout se tissent les premi�res toiles de la fid�lit� et du compagnonnage. Ainsi la province fut-elle contrainte de cultiver l�ombre, les murmures et les messes basses. Elle �tait confin�e dans des t�ches d�ex�cution et somm�e de demeurer � l��coute, car elle-m�me n��tait pas une parole ou un avis, encore moins une pr�occupation. Quarante ann�es d�inertie locale ont d�finitivement d�truit le potentiel cr�atif des r�gions condamn�es � l�assistanat. Vid�e de l��nergie qui lui avait permis de rayonner par le pass�, Constantine et son r�le se r�duisirent � deux ou trois poncifs qui ne font le bonheur que des mauvais litt�rateurs. Ainsi ne sera-t-elle vou�e qu�� �tre l�archipel de toutes les forfaitures �conomiques et culturelles. De notori�t� nationale, cette ville n�a jamais re�u par le pass� le traitement convenable qu�elle �tait en droit d�attendre de la grande p�riode �d�veloppementiste� 1970-80. Marginalis�e dans les projections des planificateurs, elle fut progressivement affect�e � la fonction d�abc�s de fixation politique. On l�affubla de la vertu surfaite de centre de pi�t� et de religiosit� et on la destina au r�le de p�le th�ologique. L�Etat y �rigera la plus grande universit� islamique du pays et l�id�ologie officielle r�cup�rera, pour son usage, Ben Badis et la pens�e des oul�mas. Dans la foul�e, l�administration locale remod�lera le cadre de vie de la cit� et d�cr�tera le puritanisme, unique mode d�existence. Terreau de l�islamisme politique l�gal, elle conna�tra rapidement le d�clin culturel, mais aussi une r�cession �conomique au moment o�, paradoxalement, les autres grandes cit�s connaissaient un changement qualitatif. A partir des ann�es 1980, une autre r�putation lui est faite : celle de son incapacit� � assurer un r�le de plaque tournante dans la croissance r�gionale. Ainsi � partir de cet a priori contestable, tous les grands projets structurants furent d�plac�s vers d�autres sites accentuant la paup�risation de la ville. Au d�but de la d�cennie 1990, son d�labrement fut tel, que la d�rision de ses habitants ne manqua pas de la qualifier de dechra. Or, qui mieux que l�esprit de clocher et l�existence dans un hameau pour sonner le tocsin de la faillite et cultiver vis-�-vis du voisin l�ostracisme ? Ville de la r�clusion, elle n�a cependant pas �chapp� � la rapine de ceux qui vivaient dans l�orbite du pouvoir politique et de ses hommes influents. Sur le sujet, les r�v�lations n�ont jamais manqu� sans que personne sache o� finit la v�rit� et o� commence la m�disance. Il est vrai que pour ceux qui persistent dans leur col�re et leurs d�nonciation en certifiant que les pratiques maffieuses sont toujours en vigueur, les preuves sont en b�ton ! Il leur suffit, disent-ils, de lever les yeux vers ces carcasses d�immeubles inachev�s qui vous contemplent pour deviner comment se dissipent les cr�dits de l�immobilier et pourquoi la puissance publique se tait. On savait depuis longtemps que cette ville �tait un goulag o�, pour y vivre et prosp�rer, il fallait non pas du courage et de la vigilance mais de la rouerie et des coquins pour copains. Mais ce que l�on ignorait, par contre, c�est que l�on peut choisir de mourir volontairement quand toutes les portes se ferment et qu�il ne reste en face de soi que le reproche muet d�une prog�niture fam�lique. Le suicid� de ce Ramadhan de toutes les bigoteries t�moigne � lui seul du d�sastre constantinois. B. H. (1) L�information a �t� rapport�e par Le quotidien d�Oran du jeudi 13 octobre dans son �dition de �l�Est�. Le journaliste relate que �les raisons qui ont pouss� ce p�re de 4 enfants � s�immoler par le feu... seraient li�es au logement social. La victime �tait �galement sans travail depuis des ann�es�.