Qu'est-ce qui lui a pris, grand Dieu, � cette jeune Chinoise de faire parler la dynamite ? La jalousie est impr�visible. En instance de divorce avec un chenapan d'�poux dont elle est follement entich�e, elle n'accepte pas la s�paration. Si elle doit le perdre, il sera perdu pour tout le monde. Parole ! Elle fait sauter le b�timent o� il habite. Ses huit voisins sont pulv�ris�s avant m�me que de comprendre le p�ril d'�tre les �collat�raux� dans un drame dont les ressorts sont intemporels. Combien de divisions de victimes a fait la jalousie � travers les �ges ? Sans doute, pas mal, pas mal ! Cette nouvelle, rapport�e par la presse, est trop courte. Elle nous laisserait presque sur notre faim. Elle ne nous dit rien sur cette M�d�e aux yeux brid�s et � la peau fine comme de la porcelaine qui ne tue pas les enfants qu'elle n'a pas, mais qui crie autrement la douleur d'�tre abandonn�e par son Jason cherchant ailleurs la toison d'or. Ce cri d'amour bless�, de jalousie, de vengeance jaillit avec la force d'un explosif soufflant un immeuble. Trois phrases � 25 mots, au total � dans la �rivi�re� de br�ves qui coule sur la colonne de droite d'une page du quotidien Lib�ration. Loin des manchettes de �une �, un cran plus bas dans la hi�rarchie de la noblesse informative, c'est l'info futile, la puce glauque qu'on parcourt � la verticale, mais qu'on ne peut s'emp�cher de lire. Le potentiel voyeuriste plus ou moins dompt� qui sommeille en chacun de nous est tout entier contenu dans l'�il qui louche malgr� nous sur l'h�moglobine. Le genre est tellement d�pr�ci� qu'on le surnomme, dans le jargon, les �chiens �cras�s�. Ces derniers sont au journaliste ce que la circulation est au flic : le comble de la d�gradation ! Meurtres, vols, viols, accidents, toutes les d�pravations de l'humanit� au quotidien et les malheurs qui la frappent tous les jours sont rel�gu�s dans ce purgatoire d'o� une information ne sort grandie que si elle est cens�e condenser un sens qui vole haut. L'histoire de cet homme est embl�matique de l'�tat de violence qui devient de plus en plus la seule intercession possible entre les Alg�riens. Ce quadrag�naire �gentil p�re de famille�, �un monsieur plut�t sympathique� comme le d�crit le chroniqueur judiciaire de La D�p�che de Kabylie, habitait Alger. Une nuit, Sadek � tel est son pr�nom � est incommod� par le bruit immod�r� fait des jeunes tapant les dominos en bas de son immeuble. Il descend pour demander qu'on baisse le volume et c'est l� que le ton monte. D'un coup de pied d�tendu par la col�re, Sadek envoie valdinguer la table. Les jeunes, comme saisis de d�mence, se mettent � cogner sur lui � coups de bancs en bois. Il succombe � un enfoncement au niveau du cr�ne. Un homme qui cherchait la paix et qui meurt dans la plus cruelle violence ? �a arrive tous les jours. Un fait divers. Conclusion du surgissement d'une passion humaine, la vengeance pour la jeune Chinoise, la col�re pour les jeunes Alg�rois, ces deux faits divers sont, chacun, un raccourci violent du miroitement grouillant du monde ? Ils portent en puissance ce rien qui change tout lorsque jaillit l'�tincelle des sentiments antagoniques se frottant les uns aux autres comme le silex la pierre. Les grandes trag�dies, celles qui fondent les repr�sentations esth�tiques et m�me ontologiques de l'humanit� sont souvent des faits divers qui ont eu l'heur de rencontrer de grands auteurs. Si Hom�re ne s'en �tait pas saisi, qui conna�trait l'histoire de cette magicienne qui, par amour pour ce chenapan de Jason, pour qui elle pr�pare l'onguent de l'invincibilit�, et qui la d�laisse au profit de la jeune Glauc� ? La force de la parole hom�rienne est telle que M�d�e devient le symbole de la femme qui a trahi les siens pour l'amour d'un homme et qui, trahie � son tour, brandit le sceptre de la vengeance. Ovide, S�n�que, Euripide, Corneille, Lamartine, Duplessis, L�on Daudet, Jean Anouilh, tant d'auteurs, � des si�cles d'intervalle les uns des autres, ont entretenu la permanence renouvel�e du mythe au stade duquel a �t� �lev�e la fille du soleil. Et ce chenapan d'Oedipe, qui tue son p�re, le roi La�os, et �pouse sa m�re Jocaste, ne serait-il pas demeur� l'humble protagoniste d'un simple fait divers si l'app�tit de mythes fondateurs des hommes ne l'avait aspir� pour le propulser dans la mythologie grecque qui r�sume, d'une certaine fa�on, toutes les mythologies ? L'analyse que fait Freud du mythe d'Oedipe �l�vera sa valeur dans la bourse symbolique. Le complexe d'Oedipe est d�sormais une cl� pour comprendre ce sentiment souvent indicible qu'�prouve le gar�on pour sa m�re et, plus g�n�ralement, l'homme pour la femme et vice-versa. Tous des chenapans, les gamins ! Ces faits divers ont l'insigne �l�vation de s'�tre produits dans l'Antiquit�. Il n'y avait pas de journaux � de m�dias � pour les parquer dans des colonnes carc�rales. Alors, ils sont arriv�s jusqu'� nous par la m�diation de grands esprits. Ceux d'aujourd'hui font p�le figure devant ces mythes qui brillent au firmament de la connaissance. Pourtant, � l'origine, il y a souvent les m�mes sentiments humains, la m�me amplitude possible du sens. Est-ce un fait divers, par exemple, que le d�c�s en d�tention pr�ventive � la prison d'El-Harrach de Mohamed Al-Azhar Alloui, ancien directeur g�n�ral de Khalifa Bank ? D�tenu depuis 24 mois, il �tait gravement malade. Avec un peu plus d'humanit�, il aurait pu �tre soign� et peut-�tre aurait-il �t� encore parmi nous. Avec un peu plus d'intelligence du c�ur, il aurait pu s'�teindre au milieu des siens. Et l'embrasement, il y a quelques jours, de Zeralda, suite � l'assassinat d'un jeune ? Dans cette histoire, il y a tous les ingr�dients d'un fait divers, c'est-�-dire d'une trag�die antique. Une relation d'amour entre un gar�on et une fille et un chenapan de pandore, aussi frustr� que la visi�re de sa casquette, qui s'amuse � attenter � l'intimit� des amoureux dans des formes per�ues comme des torsions de l'honneur ? On conna�t la suite. Exc�d�, le jeune offens� va dire ses quatre v�rit�s � l'offenseur en k�pi. Il ressort pour la morgue. La ville prend feu. En remontant les flammes, ce sont des pages et des pages de significations sur une infinit� de choses qui s'ouvrent. L'assassinat en plein jour et en plein centre de Tizi-Ouzou, � un jet de matraque de policiers en faction, d'un autre jeune ? L� aussi, les ramifications sont telles que des �meutes s'en sont suivies. Mont�e inou�e de la d�linquance, d�mission de la s�curit� publique et, en creux, ce sauve-qui-peut int�gral : face � la violence criminelle qui s�vit, citoyens, d�brouillez-vous ! C'est le sens induit par la logique de ce fait. Et voil� une autre information dont l'identit� comme �fait divers� n'est pas d�clin�e d'�vidence certes, mais qui risque d'en entra�ner des faits divers. Coorganis� par une association de d�fense des droits des homosexuels, Coc Nederland, et par une ONG (Organisation non gouvernementale), Forum, artisan du �d�veloppement multiculturel�, un match de foot opposera, mardi 21 mars, une �quipe d'homosexuels � une �quipe de musulmans. Recherche du �respect mutuel� et de �compr�hension�, disent les organisateurs. Financ�e � hauteur de 350 000 euros par le minist�re de la Justice n�erlandais, une campagne sera consacr�e � �l'acceptation � des homosexuels chez les �jeunes issus de l'immigration�. On ne nous pr�cise pas si les deux �quipes sont de la m�me division, footballistiquement parlant. On ne nous dit pas non plus si des consignes de vote ont �t� donn�es aux supporters qui pourraient se reconna�tre dans chacune des deux �quipes. La rencontre entre un �crivain et un fait divers est une chance pour les deux. Thierry Joncquet, un auteur de polars fran�ais, commence sa journ�e les journaux �tal�s sur une table et les ciseaux � la main. Il d�coupe les faits-divers. Certains deviendront des romans, voire des �uvres. C'est un fait divers de l'�poque qui a inspir� � Dosto�evski Crimes et Ch�timents. Sensible aux faits divers, Albert Camus � qui en traita pour Alger R�publicain �, d�veloppa une philosophie � partir d'une obsession n�e des cons�quences de l'un d'entre eux. Un homme, coupable d'un meurtre, est guillotin� sur la place publique � Alger � la fin du XIXe si�cle. Camus construit, � partir de l�, cette �tendre indiff�rence au monde� contenue dans la derni�re phrase de l'Etranger : �Pour que tout soit consomm�, pour que je me sente moins seul, il me restait � souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon ex�cution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine�. Il est l'auteur d'une �tude sur la peine capitale. Un autre fait divers allait le marquer. Il est publi� par L'Echo d'Algerdu 6 janvier 1935. A Bela Trevska, en Yougoslavie, une h�teli�re aid�e de sa fille tue pour le voler un voyageur, qui est son fils. En r�alisant leur erreur, les deux chenapans se tuent, la m�re en se pendant et la fille en se jetant dans un puits. Par deux fois, Camus s'y r�f�re. Dans l'Etranger, Meursault trouve sous la paillasse de sa cellule un vieux morceau de journal qui relate �un fait divers dont le d�but manquait � : c'est l'histoire d'un homme parti d'un village tch�que et qui revient vingt-cinq ans apr�s dans l'auberge tenue par sa m�re et sa s�ur. Elles le tuent. Elles se tuent. Dans le Malentendu, dont la premi�re a �t� donn�e le 24 juin 1944 au th��tre des Maturins avec Maria Casar�s dans le r�le de la m�re, Camus attribue des noms aux personnages du fait divers, qu'il s'approprie et qu'il transforme en �trag�die moderne� o� le malheur vient moins de l'aveuglement propre � la trag�die antique que d'une ��perdue recherche du bonheur soutenue par une �nergie capable d'aller au crime�. Autre rencontre d'un fait divers et d'un �crivain. Nous sommes en 1959. Le New York Times publie une info qui narre le meurtre de quatre membres d'une famille de fermiers du Kansas. �Bien racont�e, une histoire vraie peut �tre aussi passionnante qu'une fiction�, avait coutume de dire Truman Capote, auteur, d�j� tr�s en vue, de Petit d�jeuner chez Tiffany. The New Yorker l'envoie au Kansas. Il d�couvre qu'il y a mati�re non plus � un simple article, mais � un livre. Il en fera De sang-froid (1964). Apr�s ce livre, il n'a jamais pu finir un autre livre. Kateb Yacine, le po�te keblouti, qui publia des faits divers (pas toujours recoup�s, selon certains t�moignages) dans Alger R�publicain,vouait une passion amoureuse � l'Alg�rie incarn�e par une femme, Nedjma. Il semble faire un �mule inattendu et surprenant en la personne du po�te fran�ais Dominique de Villepin, par ailleurs Premier ministre dans son pays. Ce dernier aussi identifie la France � une femme, digne des �lans temp�tueux de ses amoureux. Cette citation du po�te lyrique, tir�e d'un livre de l'omnipr�sent Frantz-Olivier Gisbert, t�moigne de la difficult� � distinguer le viol de l'amour, le fait divers du carnet rose. �La France a envie qu'on la prenne. �a la d�mange dans le bassin. Celui qui l'emportera � la prochaine �lection, ce ne sera pas un permanent de la politique mais un saisonnier, un chenapan, un maraudeur.� �Aimer, c'est la moiti� de croire�, disait ce �fait-diversier� en alexandrins de Victor Hugo. Bien des chenapans croient � moiti� !