La diversion est le propre de la man�uvre politique. Ici comme ailleurs, en France pr�cis�ment, le pass� est ponctuellement agit� comme un alibi. Par la stigmatisation de �l�autre�, ce vis-�-vis historique, l�on parvient � jouer sur la corde sensible des opinions, � travers l��change de philippiques acerbes, au seul motif inavou� qu�il y aurait toujours des dividendes � tirer de certaines postures patriotiques. L�exacerbation de ce sentiment consolide, certes, le nationalisme, mais il �vacue surtout les v�ritables pr�occupations des peuples qui ne tiennent pas en haute estime leurs dirigeants. Ceux de France comme ceux d�Alg�rie sont aujourd�hui dans ce cas de figure. Aussi ne leur reste-t-il � tous que la fibre sensible de l�histoire pour s�exon�rer de leurs turpides. �V�rit� en de��, erreur au-del�� de cette M�diterran�e. Les politiciens de tous poils et des deux nationalit�s surench�rissent sur les m�moires collectives pour en faire des arguments du pr�sent. Ainsi, le pr�texte du 8 Mai, qui se c�l�bre sur l�autre rive et se comm�more chez nous (la victoire pour les uns et le douloureux souvenir pour les autres), a donn� lieu aux m�mes proc�s d�intentions. Chacun accommodant l�histoire commune selon ses besoins imm�diats. Au moment o� tout n�est bruit et fracas en France, c�est cette fois un grand ministre d�Etat en campagne pr�sidentielle qui rajoute une couche � ce vieux malentendu. Avec une mauvaise foi �vidente, il s�est attel� � d�tourner l�indignation des �lecteurs originaires des colonies en faisant l�apologie d�une certaine France imp�riale. Mais nos princes indig�nes ne furent pas en reste d�ailleurs, qui donn�rent de la voix en fustigeant cette vision outrageante. A partir de Guelma, territoire de la douleur, ils voulurent t�moigner du contraire. Voil� donc, qui ressemble bien � du pain b�ni pour tous les gouvernants en difficult� face � leurs sujets. Qu�ils soient de France ou d�Alg�rie, ils instrumentent et manipulent l�histoire pour ne pas rendre compte de leur gestion du pr�sent. Nous voyons d�j� des sourcils froncer en signe de d�sapprobation. Ils trouveront � cette assertion, tous les d�fauts de l�amalgame et soup�onneront son auteur de �ti�deur patriotique� - Ah ! la langue de bois � parce que, ajouteront-ils avec la m�me solennit�, �il est des causes sacr�es� qui ne doivent souffrir d�aucune h�sitation. Bien �videmment, nous avons affaire au mod�le parfait de l�inquisition. Celle qui s�habille de l�autorit� morale pour traquer la parole contradictoire. Cette fa�on de t�taniser et culpabiliser le �politiquement incorrect�. Pourtant ce d�bat franco-alg�rien qui doit solder �quitablement le pass� commun est une affaire trop s�rieuse pour la laisser entre les mains des pouvoirs politiques. Or, jusque-l�, c�est bien eux qui donnent le ton et fatalement, celui-ci a fini par �tre inutilement pol�mique. Pour notre propre gouverne, la d�fection de l�autorit� universitaire, seule instance � d�crypter convenablement le pass�, a contribu� � affaiblir l�activisme de fa�ade des politiques. Ce qui, assur�ment, n�est pas le cas en face o� les historiens fran�ais d�battent et brident les exc�s du pouvoir sur la question. La France officielle, grande donneuse de le�ons de nos jours, fut par le pass� une r�publique indigne. Et personne ne consentira � trouver quelques �positives� influences dans l�asservissement des peuples. Autrement dit, le temps des colonies �tait celui de la n�gation de �l�autre�. A cela s�ajoute l��vidente violence qui s�exer�a. Il y a cinq ans, les r�v�lations d�un g�n�ral criminel, quarante ann�es apr�s ses forfaits, n�ont rien ajout� � ce que nous connaissions de ce c�t�-ci de la mer. Et nous pouvons � tout moment �grener les noms de ces soldats � l�honneur perdu, qui sont de la m�me esp�ce. A c�t� de cet Aussaresses que l�on a d�grad� bien tardivement, n�y avait-il pas le Trinquier de la villa Susini � Alger ou le capitaine Rodier de la ferme Ameziane de Constantine ? Or, pourquoi feigne-t-on de d�couvrir seulement aujourd�hui toute cette infamie coloniale alors que cela �tait de notori�t� journalistique en son temps. En 1959 d�j�, la tr�s s�rieuse revue Les temps modernes avait publi� les t�moignages des tortures ; d�sign� nomm�ment ces officiers et donn� la liste des victimes des corv�es de bois. Ces ex�cutions sommaires qui ne sont que des crimes de guerre parfaits. Ainsi depuis 1962, de rares voix s��taient de temps � autre �lev�es pour qualifier le forfait colonial et exiger une r�paration morale et officielle. Sans grands r�sultats. Et pour cause, trop d�imbrications politiques interdisaient l��mergence d�une �thique des nations. Ailleurs �la raison d�Etat�, ici �les int�r�ts sup�rieurs de l�Etat� ont fonctionn� comme une arme de la dissuasion morale. Nul n�avait alors un int�r�t pratique, voire strat�gique � aborder ces passifs historiques. Dans la France coloniale, le personnel politique dans sa totalit� fut impliqu� dans la sale guerre qu�on nous a faite et cela avait, par cons�quent, suffi � justifier le peu d�empressement � s�autoflageller au nom de l�id�al r�publicain, qui est d�abord le leur. Ici, chez nous, le sujet fut toujours index� � la �m�t�o� de nos relations orageuses avec cette ancienne puissance coloniale. Or, s�ent�ter � exiger pour soi une quelconque �repentance� comme si nous �tions les d�positaires exclusifs du malheur colonial relevait moins du devoir moral que du marketing politique. Que n�a-t- on pas fait du lobbying en associant � la d�marche tous les autres �damn�s de la terre� ? Mieux encore, sait-on que jamais l�Etat alg�rien n�a officiellement sollicit� ou saisi les organisations internationales charg�es des droits de l�homme pour instruire un proc�s de cette nature. C'est-�-dire, tenir un Nuremberg du crime colonial. Tout au plus, la guerre coloniale �tait-elle exploit�e � des fins bassement politiciennes de part et d�autre ? Dans ce tropisme r�ciproque, le commerce de l�histoire a toujours pollu� les relations. Mais puisque cette vieille nation � la m�moire frileuse n�est pas pr�te � aller, comme on dit, � Canossa, l�Alg�rie elle, aurait d� emprunter d�autres tribunes pour r�tablir toutes les v�rit�s historiques, si r�ellement ses dirigeants avaient le souci de la m�moire collective. En attendant, c�est de notre propre indigence et de l��pid�mie d�amn�sie que nous souffrons. En effet, nous n�avons m�me pas su pr�server et entretenir les lieux de m�moire o� l�effroi s�est exerc�. Nos Treblinka, Auschwitz et Birkenau pouvaient et devaient �tre la villa Susini, la ferme Ameziane ou encore les camps de concentration de Bossuet ou D�El Djorf. H�las, il ne reste rien � montrer pour t�moigner. Et pour ne citer qu�un seul manquement � notre histoire, nous rappellerons que la ferme Ameziane, ce centre de torture constantinois qui horrifiera un De Gaulle et fit courir en son temps la Croix-Rouge internationale, et bien ce panth�on a �t� paisiblement rendu � sa vocation initiale : une ferme agricole. En gommant les preuves mat�rielles de la forfaiture coloniale, n�avons-nous pas contribu� � att�nuer la responsabilit� de la France imp�riale ? Aujourd�hui, � l�exception de t�moins � charge encore vivants et de minces archives inaccessibles au grand public, avons-nous encore les moyens de parier sur un hypoth�tique proc�s de la colonisation ? En tout cas, l�Alg�rie officielle ne semble gu�re croire � cette internationalisation de la question. Tout au moins elle ne la souhaite pas pour au moins une raison d�int�r�t �go�ste. Car elle la d�pouillerait de la gratifiante position de procureur, sans substitut, de l�histoire coloniale : privil�ge qu�elle n�a jusque-l� pas su fructifier dans ses relations avec la France. Bien au contraire, le d�ficit de libert� dans notre pays et la faillite de sa gouvernance nous sont chaque fois rappel�s et soulign�s en �cho � notre agitation autour de la question. En effet, quand dans ce pays lib�r�, les nouveaux souverains se sont conduits de la mani�re que l�on sait vis-�-vis de leur peuple, le tuteur du pass� peut tout, � loisir, faire des �comparaisons�. Ainsi, les r�siduels de la doctrine coloniale sont parfaitement � l�aise aujourd�hui pour mettre en exergue l��chec et la d�liquescence d�une r�publique, hier d�partements fran�ais. Car la codification du �r�le positif� de la colonisation n��tait pas une maladresse politique de la part du l�gislateur, mais bien une bravade subtilement concoct�e pour nous dire que nous ne sommes bons que dans... le pire ! Mais alors, comment faire pour que, tout � la fois, le pass� ne soit pas sold� � bas prix et que notre pr�sent puisse en tirer un certain b�n�fice ? Est-il d�raisonnable d�exiger d�abord de nos dirigeants qu�ils soient exemplaires sur les questions des droits de l�homme et de la libert� avant d�engager le fer sur un sujet aussi vaste que celui de la morale de la nation ? En tout cas, c�est que laisse entendre Paris trop heureux de tenir l�occasion de nous faire la le�on que nous m�ritons. Certains commentateurs de presse parmi les plus influents ne furent-ils pas d�une remarquable agressivit� au sujet de cette pol�mique sur la repentance fran�aise ? M�me si l�on sait que �comparaison n�est pas raison�, eux ont bien pris soin de faire le parall�le entre une exigence alg�rienne et la mani�re dont le pouvoir d�Alger mit fin � une �guerre civile� sans rien exiger des terroristes amnisti�s (1) Cela fait mouche et cela fait �galement mal � notre dignit� nationale. B. H. (1) Consulter l��ditorial de Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur de la derni�re semaine d�avril.