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Le cr�puscule du boxeur Par Arezki Metref [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 16 - 03 - 2008

Des ann�es plus tard, dans la chambre monacale d�un h�pital, Bendri se posa cette question blasph�matoire : quelle force eut pu incliner son destin dans un autre sens ? Quelle volont� eut pu le conduire ailleurs que dans cette antichambre de la folie o� il �tait trait� � coups de neuroleptiques ? Le docteur est venu ce matin.
Claudiquant, le front d�garni, l��il vif, il a redit ce qu�il ne cesse de lui r�p�ter depuis son admission, quelques semaines auparavant, dans ce morne asile d�o� l'on pouvait sortir, croyait-il savoir, quelque peu apais� � ou, plus exactement, avec l�illusion d�un apaisement � avant le fatal tr�buchement. Le m�decin a recommand� le repos et la n�cessit� de rester au calme, en fuyant comme la peste ces souvenirs tourbillonnants qui r�veillaient le trac� lancinant des troubles dans sa t�te. Troubles. T�te. Et ces cris de supplici�s qu�il n�appartenait alors qu�� Bendri de faire cesser ou d�amplifier dans un prolongement barbare que justifiait � ses yeux la d�fense de la R�volution, des acquis des masses laborieuses ? Dans cette halte probablement ultime, dos au mur, comment faire face � tant d�images de d�chiqu�tement et � tant de clameurs douloureuses ? De quelle mani�re contrer ces fant�mes tum�fi�s, devoir les regarder les yeux dans les yeux, accepter leur reproche muet et persistant ? Lorsqu�il �tait encore dans la vie active, avant qu�il ne baisse les bras devant cette fatigue, Bendri avait appris � composer avec ses souvenirs. Il avait appris � baisser le rideau sur eux, � les semer dans une fuite en avant sans r�pit, � les dribbler comme des d�fenseurs qui, h�b�t�s, pantelants, ne comprenaient rien � la rapidit� des passes et des petits ponts. Mais maintenant qu�il �tait coinc� dans cette chambre aussi nue qu�une cellule, Bendri ne pouvait imaginer de diversion, projeter ce regard oblique pour d�tourner l�insistance de sa conscience vrill�e � la trag�die. Il �tait l�, adoss� au vide des approches comme un boxeur coinc� dans les cordes, avec, devant, un adversaire d�cid� � l��taler sur le tapis et, derri�re, une foule grima�ante dardant ses lazzis comme autant d�uppercuts qui pr�cipitent la chute et la d�faite. Il ne pouvait fuir ni affronter l�adversaire, patinant dans une esp�ce de ni guerre ni paix dont il �tait � la fois la victime et l�artisan. Les m�decins qui le suivent ont interdit les visites pour quelque temps. Il n�est surtout pas question qu�il rencontre, durant son combat avec cette conscience de la trag�die, ses �ventuels acteurs ou ses victimes collat�rales, comme ses proches, femme et enfants d�abord, parent�le plus �loign�e ensuite puis tous ces hommes et ces femmes qui, pendant tant d�ann�es, avaient �t� des coll�gues, des amis et parfois de faux amis excus�s par la g�n�rosit� suppos�e des buts vers lesquels tendaient les enthousiasmes. Il se souvient de cette adolescence d�munie dans un gourbi et de l�ent�tement de son p�re, un paysan pauvre et sans terre, travaillant pour les autres afin que son fils r�ussisse ses �tudes. Puis, voil� l��cole fran�aise o� il apprend la discrimination, o� on lui assigne une place respectable mais dans le carr� des vaincus. On lui enseigne, en creux, qu�on peut retourner d�abord les mots et ensuite les armes de la libert� contre ceux qui nous les avaient appris. Il comprend aussi qu�on peut et doit apprendre � traduire en actes organis�s ce vieux fonds de r�volte que les tribus, envahies, conquises, asservies et parfois r�sign�es, se transmettent de g�n�ration en g�n�ration sans qu�aucune d�entre elles ait song� � conclure. Et voil� que par un miracle qui se d�cline comme un cadeau divin, Bendri s�aper�oit qu�il fait partie de cette g�n�ration qui a d�cid� de passer aux actes pour rattraper le retard de toutes les pr�c�dentes, qui ne l�ont pas fait. Il quitte, � l�appel de la libert�, la facult� et rejoint les maquisards. Puis, on l�exfiltre et il est vers� dans des activit�s secr�tes. A l�ind�pendance, il tr�ne � un �chelon de l�appareil policier qui se met en place, convaincu que chacun de ses actes, de quelque abomination qu�il puisse �tre, est dict� par cet imp�ratif sup�rieur et absolutoire de d�fense du combat d�un peuple pour sa lib�ration. Ce motif ayant le dos large, Bendri grimpera les �chelons de la hi�rarchie, toujours habit� par cette mystique de se prot�ger des p�rils, en marchant sur le cadavre des opposants dont il �tait charg�, comme autrefois les militaires fran�ais, de tirer des informations � n�importe quel prix. Il fallait �venter les complots, pr�venir les actes d�stabilisateurs que les r�gimes ill�gitimes voyaient partout. Mais, en guise de comploteurs, ce sont de simples syndicalistes remettant en cause la repr�sentativit� de l�appareil qu�on leur a impos� d�en haut, des �tudiants protestataires, des employ�s qui ont lu un tract clandestin sans m�me savoir d�o� il tombait, qu�on lui mettait sous la cosse dans une moisson cens�e �tre miraculeuse. Et, lorsque la col�re face � l�injustice �tait forte au point de les d�charger de la peur et de la culpabilit� par lesquelles le r�gime de Bendri les tenait, les gens du peuple se soulevaient, c��tait alors la sombre f�te dans les sous-sols de la R�volution. Bendri et ses �quipes ont d�, � certaines occasions, se d�doubler pour traiter dans des laps de temps autant de clients en m�me temps. Et tous ces visages tordus par la douleur et le d�go�t, cette salissure que renvoie l�image des supplici�s, ces cris fich�s dans la m�moire, tout cela, Bendri le fuyait en remettant constamment l�ouvrage sur le m�tier. Tous les motifs �taient bons pour justifier l�horreur dont il �tait le ma�tre d��uvre et dont il p�tissait, � pr�sent qu�il mesurait � quel point tout cela �tait d�risoire. Pendant longtemps, et comme tous ses coll�gues, il arborait sa fiert� d�appartenir � un corps qui �d�fendait le pays� en mettant au d�fi ses contradicteurs intimes de trouver un autre moyen que la brutalit� pour d�busquer les anti-contre-machin. Puis, confondu d�abord par sa conscience, il se convainquit que, si ses actes �taient reprochables, il n�en �tait pas pour autant responsable puisqu'il n'avait fait qu�ex�cuter des ordres. Dans une troisi�me phase, apr�s Octobre 1988, il s��tait m�me p�n�tr� de l�image de d�mocrate qui avait combattu le syst�me au c�ur de son noyau policier. Mais tout cela ne tenait pas devant l�amplification des cris de supplici�s qui, au cr�puscule de sa vie, s��tendaient sur toute la surface de sa m�moire et de sa conscience ne laissant m�me pas de place pour cette question d�senchant�e : comment un r�ve de libert� avait-il pu tourner � ce cauchemar ? C�est peut-�tre cette question, incarn�e par tous ces fant�mes tendant un doigt accusateur, qui l�avait conduit dans cette chambre sans issue car toutes ses fen�tres et ses portes donnent sur le tunnel de sa conscience.

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