C'est un pavé de 491 pages que vient de publier l'éminent sociologue Ali El Kenz aux éditions Casbah sous l'intitulé Ecrits d'exil (1993/2008), où il raconte son expérience personnelle et ses travaux de recherches diversifiés qui se déclinent dans une analyse de la société algérienne. Dans une première partie, il évoque son itinéraire, avec son enfance à Skikda, sa ville natale, avec les prémices des événements de la guerre d'Algérie. Son diplôme de philosophie en poche, il rejoint Alger, notamment l'école normale supérieure, et s'oriente à l'université vers la sociologie où il se spécialise. Parallèlement, il fonde une famille avec la naissance de sa fille Meriem et prend le départ pour Le Caire afin de se spécialiser dans la langue et la culture arabes avec son ami feu Saïd Chikhi. Une aventure riche, pleine de péripéties, racontée sur un air badin. L'exil Suite à l'assassinat de M. Boudiaf, c'est l'exil forcé à Tunis, dans une famille proche de sa seconde femme palestinienne, puis à Nantes où un poste à l'université de cette ville lui a permis de s'y établir. Là, il entame un long et douloureux exil, souvent intérieur, qui lui montra les différentes facettes de la société française avec racisme et idées préconçues à la clé. Dans le chapitre relatif à la théorie gramscienne applicable aux sociétés arabes en faisant appel aux concepts de société civile et d'hégémonie, l'auteur interroge leur réalité sociale actuelle. Pour lui, la rencontre avec Antonio Gramsci aurait dû se faire plus tôt pour mieux appréhender les problèmes cruciaux de ces sociétés du quart-monde. Poursuivant son récit, il décrit l'Afrique à travers son expérience qui a nécessité des séjours divers au Sénégal. Il fait un parallèle avec les aventures respectives d'un jeune Africain Ebo de Dakar et Boualem de Belcourt lors des émeutes d'octobre où tous deux perdent, l'un sa jambe et ses rêves et l'autre sa jeunesse pour le maquis islamiste. Le sociologue tente d'expliciter le drame algérien en faisant référence au mythe de l'Occident. Simultanément à ces approches sociologiques de la société, il évoque ses travaux notamment son expérience à El Hadjar, le cas de la SNS. Dans la dernière partie de l'ouvrage, le chercheur met en exergue l'état de la liberté intellectuelle en Afrique en 1995 tout en citant divers penseurs, économistes et philosophes comme Samir Amin, Edward Saïd, Hegel, Machiavel, Djamel Eddine El Afghani, El Ghazali, etc. Toujours fidèle à ses idées Le Maghreb est appréhendé par l'auteur dans sa problématique d'enlisement ou de nouveau départ. Cette interpellation suscite ses propos qui en sont une réponse idoine : «Notre interrogation quant à l'absence d'une culture politique et sociale, liée à un projet démocratique et en même temps universalisant après quarante années d'expérience malheureuse de gestion autoritaire et étroitement rationaliste des problèmes de développement, concerne moins ces groupes usés par le pouvoir, que leur "alter ego" collectif que nous ne voyons pas émerger du mouvement de la société. C'est cet inquiétant affaissement des sociétés maghrébines dans l'anomie, doublé en mouvement contradictoire d'une effervescence anarcho-populiste qui ne mène qu'à la répression et au chaos qui, aujourd'hui, nous rappelle cette belle formule de Marx "l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre". Le Maghreb a-t-il aujourd'hui les capacités de se poser, quant à son avenir, les questions qu'il faut, c'est-à-dire celles qu'il peut résoudre ?» C'est dans un style vivant et fluide étayé de citations, de références et d'informations, que Ali El Kenz relate ses idées avec la perspicacité du sociologue et la rigueur du scientifique. Fidèle à ses idées démocratiques et à ses principes marxistes, il développe sa pensée fidèlement. C'est pour la plupart des textes divers liés à ses multiples expériences pédagogiques et professionnelles et de profondes réflexions intellectuelles rédigées entre 1993 et 2008 qui forment cette compilation. A travers Récits d'exil, le lecteur pourra connaître mieux l'auteur et son parcours riche en expériences. Quant à nous, l'ayant eu comme professeur à l'université, on ne peut qu'apprécier après tant d'années son attachement fidèle à ses principes et son engagement.