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«Pourquoi je ne suis pas Charlie»
Pierre Piccini da Parata, reporter de guerre et ex-otage belge, au Temps d'Algérie :
Publié dans Le Temps d'Algérie le 12 - 01 - 2015

Pierre Piccini da Parata, historien, politologue, enseignant, reporter de guerre et spécialiste belge du monde arabo-musulman, a couvert les terrains de toutes les révolutions du Printemps arabe. Il a été enlevé et séquestré en Syrie en 2013 par des islamistes armés. Egalement rédacteur en chef du mensuel électronique Le Courrier du Maghreb et de l'Orient, il évoque dans cet entretien les attentats qui ont ciblé la France récemment et la vague de réactions qui s'en est suivie.
Le Temps d'Algérie : Une marche, en France, a eu lieu hier en solidarité avec les victimes de l'attentat perpétré contre Charlie Hebdo. Y avez-vous participé ?
Je vais vous raconter une petite anecdote. C'est celle de Claude, un jeune professeur de philosophie politique dans le bassin parisien. Il a affiché dans sa salle de cours une pancarte, sur laquelle était écrit «Je ne suis pas Charlie ; je suis la Syrie qui est bombardée ; je suis la Palestine qui est volée ; je suis l'Afrique qui meurt de faim et de massacre…». Ses étudiants, plusieurs de ses collègues et son directeur ont envahi sa salle de cours et l'ont frappé ; puis, ils ont arraché la pancarte et ils ont tous applaudi. Alors, non ! Moi non plus, je ne suis pas Charlie ! Je ne peux absolument pas m'associer à ces Charlies qui croient défendre la liberté d'expression, mais en violent les principes élémentaires. Ces Charlies, on ne les connaissait pas avant les attaques djihadistes de Paris ; on ne les a jamais vus ! On ne les voyait pas, quand Israël, il y a quelques mois, massacrait des milliers de gens à Ghaza. Non ! Je ne veux pas être Charlie ! Moi, je passe une partie de ma vie au Liban, en Irak, en Syrie, en Palestine…
Tous les jours, je suis Alep, Baghdad, Ghaza ! Mes amis meurent, dans ces villes. Alors, cette hypocrisie occidentale, cette comédie jouée par des gens qui n'ont jamais rien fait dans leur vie pour défendre aucune liberté, mais qui, tout d'un coup, se sentent investis d'une mission sacrée et cassent la gueule à Claude… Non, je n'ai pas participé, hier, à cette hystérie collective occidentalo-occidentale et raciste ; car, en vérité, cette marche est discriminatoire : ces gens se mobilisent pour douze victimes européennes et se fichent des hécatombes qui endeuillent le Moyen-Orient. C'est une forme de racisme, partiellement inconscient ; en tout cas inavoué et non assumé.
Quels ont été vos sentiments envers les événements sécuritaires survenus ces derniers jours en France ? Et comment voyez-vous la suite des événements sécuritaires en France et en Europe avec les menaces proférées par Al Qaïda et l'Etat Islamique ?
Ma réponse sera brève : pour le moment, aucune nouvelle loi sécuritaire n'a été édictée, mais je m'attends au pire. Ce ne sera peut-être pas aussi radical que ce qui s'était passé aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001, avec le Patriot Act. Peut-être ne pourra-t-on pas, en France, arrêter des personnes sur simple suspicion et les garder en prison pendant des années sans procès, sans avocat (…) Avec la possibilité de les transférer dans d'autres pays où elles seraient torturées. Vous savez : l'Europe, le Vieux continent, ce n'est pas quand même encore des pays civilisés (…) On n'est pas aux States, ici (...) Pas encore, n'est-ce pas ?
Quels sont également vos sentiments concernant le terrorisme qui frappe la Syrie, la Libye et d'autres pays ?
Terrorisme, ce n'est peut-être pas le mot. C'est facile de qualifier de terroristes des combattants qui s'opposent à vos ambitions hégémoniques. En outre, il faut être intellectuellement honnête : les combattants de l'Etat islamique ne sont pas des fous ; ils veulent vivre un Islam authentique, inspiré d'une lecture littérale du Coran. Ce qui ne veut pas dire que les djihadistes de l'Etat islamique (EI) - car ce terrorisme est de plus en plus le fait de mouvements qui ont prêté allégeance à l'EI - ne constituent pas une menace pour une certaine conception politique et sociale que nous partageons. L'Algérie n'est pas très différente de l'Europe, par bien des aspects. Je connais, en Syrie, en Libye, en Egypte, en Algérie, beaucoup de personnes qui ne partagent pas les objectifs des combattants de l'Etat islamique. Et qui veulent vivre une vie débarrassée des contraintes extrêmement pesantes que l'Islam intégriste voudrait leur imposer par la force. Je suis aussi en contact régulier avec des sunnites irakiens, qui se trouvent actuellement dans les zones contrôlées par l'Etat islamique et qui veulent se débarrasser de cette tutelle oppressante. Or, cet Islam intransigeant ne laisse aucune place à d'autres modes de vie. Il me semble donc nécessaire de combattre militairement l'Etat islamique, tant pour en protéger l'Europe que pour en défendre les pays du monde arabo-musulman dans son ensemble.
Vous revenez de Syrie et d'Irak. Décrivez-nous ce que vous avez vécu dans ces pays.
C'est une question très complexe ! Vous me demandez de parler de l'horreur absolue. De pays ruinés. De populations définitivement marquées dans leur âme…Alors, je vais vous raconter une autre histoire. Il y a quelques temps, j'étais à Alep, en compagnie de mon ami, le Dr Yasser Darwish. Il coordonnait le centre hospitalier de l'Armée syrienne libre, Dar al-Shifaa, aujourd'hui complètement en ruines. Un soir, alors que je revenais du front, je suis rentré à l'hôpital, où j'étais basé, juste après un effroyable bombardement. Les corps étaient étalés partout dans le hall de l'hôpital. Les gens hurlaient, un infirmier raclait le sang qui inondait le carrelage ; les médecins ne savaient plus où donner de la tête. Je me suis trouvé un coin où je ne dérangeais pas ; et j'ai commencé à écrire sur mon calepin tout ce que je voyais. Soudain, un petit garçon de cinq ou six ans qui courait dans tous les sens s'est arrêté face à moi. Il m'a regardé. Et il m'est sauté dans les bras. J'ai vite compris : sur le pavement, trois corps, celui de sa mère, de son père et de son grand frère. Ecrasés. Aplatis par la dalle de béton du plafond de leur appartement. Leur immeuble venait d'être bombardé. C'était un soir de Ramadhan. Ils venaient de rompre le jeûne. Le père avait encore du pain dans la bouche. Ce petit garçon, son regard effaré, ses larmes, ce sera pour moi, pour toute ma vie, l'image de la révolution en Syrie.
Comment avez-vous trouvé l'organisation l'Etat islamique dans ce pays ?
Pour dire la vérité, j'ai eu très peu l'occasion d'observer l'EI en Syrie. Mais attention ! Je n'utilise jamais la nomenclature occidentale organisation Etat islamique. Car l'EI est un Etat ! Probablement pas un Etat au sens onusien du terme. Mais, certainement, un Etat au sens de l'Islam salafiste. C'est l'Etat sans frontière de l'Oumma. Et, en cela, il défie l'Occident. Et les attaques de Bruxelles et de Paris en témoignent.
Racontez-nous votre détention en tant qu'otage en Syrie ?
C'est une bien longue histoire ! Mais, pour l'essentiel, il s'est agi d'une trahison. La révolution syrienne a été trahie. La question que me posait tout le temps les katibas de l'Armée syrienne libre était : mais pourquoi vous ne nous aidez pas !? Qu'avons-nous de différent des Libyens ? La différence, c'est que l'Occident voulait la peau de Kadhafi - sans se rendre compte du chaos que cela allait provoquer en Libye - mais il n'a jamais voulu la chute d'Al-Assad. Affaiblir le gouvernement syrien et le rendre plus malléable, oui ! Pour qu'il se détache progressivement de son allié russe et accepte les exigences de Bruxelles et de Washington… Mais le faire tomber, non. Pour le remplacer par quoi ? Les Frères musulmans ? Une incertaine démocratie arabe ? Israël, l'allié inconditionnel de l'Amérique, ne l'aurait jamais accepté : pour Tel Aviv, Bachar
al-Assad est la meilleure carte ! Gage de stabilité et de sécurité ! Donc, on a laissé faire l'Armée libre pour affaiblir le régime syrien, mais on ne l'a pas aidée. Et on n'a pas vu ce qui se passait : les mouvements djihadistes, comme Jabhet al-Nosra, financés, eux, par des fonds saoudiens, qataris, koweïtiens, ont attiré à eux les jeunes révolutionnaires auxquels l'Armée libre ne pouvait fournir ni arme, ni toute la logistique nécessaire au combat (nourriture, vêtements, etc.). Le résultat ? L'armée libre a presque totalement disparu, la révolution syrienne s'est islamisée et l'Etat islamique s'est implanté partout.
Craignez-vous une montée du racisme en France à la suite de ces attentats ?
C'est inévitable. On a beau mettre les gens en garde contre les amalgames idiots, pour le Français moyen, peu éduqué ou même pour la classe moyenne plus instruite, musulman sera l'équivalent de terroriste potentiel. C'est épidermique. C'est idiot et imbécile. C'est terriblement humain.

D'après vous, à qui profite le crime dans l'attentat terroriste contre Charlie Hebdo ?
C'est encore difficile à déterminer. Avant tout, je crois que l'événement a jeté sur la France et sur l'Europe un climat de peur qui participe à démontrer la capacité de l'Etat islamique de frapper partout, en utilisant des individus gagnés à sa cause et militairement bien formés. Bien renseignés aussi (ils savaient où frapper et à quel moment très précisément). Par ailleurs - c'est sordide, mais tellement politicien - il y a eu les récupérations (…) Le gouvernement Hollande, qui ne va pas bien du tout, a saisi au bond cette balle inespérée pour essayer de rassembler à sa suite tous les Français dans un mouvement d'unité nationale. Mais les discours ont été faibles, peu convaincants, peu éloquents. L'institution, peut-être, qui retirera le plus de profit de ce crime, c'est le Conseil représentatif des Institutions juives de France (Crif), qui a immédiatement perçu le gain qu'il pouvait tirer de l'assassinat des cinq otages de la supérette casher de la porte de Vincennes. En un temps record, le Crif a mené une campagne de sensibilisation auprès de la population française, en métamorphosant les événements en un acte antisémite et en provoquant l'empathie immédiate en faveur de la communauté juive de France.
Ne croyez-vous pas que le plus grand nombre de victimes du terrorisme, ce sont des musulmans (Syrie, Libye, Irak) ?
Du terrorisme ou… de l'islamisme… Oui, certainement ! L'intransigeance des groupuscules islamistes nombreux et divers qui sillonnent ces contrées est la cause de centaines de morts. Des victimes anonymes, dont les médias
occidentaux ne feront jamais leurs titres ; et pour cause : en Europe ou aux Etats-Unis, ces pauvres bougres n'intéressent personne ! C'est une raison supplémentaire de ne pas céder à ce mouvement de foule, plutôt idiot, et de ne pas se laisser appeler Charlie.
Le mot de la fin ?
L'Occident est malade de ses contradictions et, aussi, de son oubli de Dieu. Je vais me faire haïr, chez moi, pour avoir dit cela ; pour le moment, du moins. Mais c'est une réalité évidente et de plus en plus avérée : Dieu n'est pas mort ; il a quitté l'Occident, où on a cru que le matérialisme pouvait combler toutes les attentes ; et il s'est réfugié en Orient. J'ai toujours été subjugué par la foi de mes amis musulmans. Et je crois dès lors que c'est de l'Orient que l'Occident recevra son salut.


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