Au village, personne ne l'a connue jeune, du moins personne n'en a jamais parlé. C'est à croire qu'elle est née vieille, la brave et généreuse Hamama. Unique jusque dans son prénom, très rare comme la perle qu'elle était. On ne l'a pas connue jeune mais on l'a longtemps vue dans sa vivacité d'esprit et sa vigueur de corps. On ne saura sans doute jamais si elle a eu mal un jour parce qu'on ne lui a pas connu de plainte. Dans sa masure située près de la mosquée du village dont un coin tient lieu de djemaâ, il n'y avait pas grand-chose à offrir mais elle offrait tout. C'est quand on n'a pas grand-chose à donner qu'on est généreux. Sinon c'est trop facile. La vieille Hamama allait chercher de l'eau parfois très loin, la mettait au frais dans une cruche façonnée par ses mains rugueuses et ornée de bric et de broc. Des petits bouts de rien qui, allez savoir pourquoi, elle n'en démord pas, ajoutent de la saveur au liquide et entretiennent sa fraîcheur. C'était important, l'eau, à l'époque de Hamama. Il fallait aller la chercher à la fontaine publique en temps généreux de pluie et de fonte des neiges. En été, ça devient plus dur parce que la source qui alimente la fontaine se tarit et il faut traquer le liquide vital là où il se trouve, parfois très loin, dans d'autres villages où il faut affronter l'adversité des «autochtones» ou pire, en quémander chez quelques privilégiés qui ont creusé des puits sur leurs terres. Mais rien ne décourageait la brave vieille femme. Elle en ramenait bien au-delà de ses maigres besoins personnels parce que son cauchemar était qu'un jour elle n'ait pas de quoi faire boire un étranger de passage, les hommes du village qui tiennent d'interminables causeries à la djemaâ ou simplement des badauds trop pris dans leurs jeux pour aller se rafraîchir chez eux. La vieille Hamama offrait de l'eau parce que c'est tout ce qu'elle pouvait offrir. Dans son petit jardin, elle avait un gigantesque noyer qui fait partie du décor du village. Pas seulement pour son impressionnant volume et son âge, mais aussi tout le monde a goûté à ses fruits. Cet arbre étant rare dans la localité, ses noix sont de fait un luxe et les quelques spécimens qui ont poussé au village sont régulièrement chapardés. Miraculeusement, le noyer de Hamama n'a jamais été touché. Enfin, miraculeusement est une façon de parler, parce que tout le monde sait que si on épargne les noix de la vieille femme, c'est parce qu'on la respecte trop pour oser toucher à son unique bien que, du reste, elle distribuait avec bonheur. Ses fruits restent dans les branches jusqu'à ce qu'ils mûrissent parfaitement. Le jour du «gaulage» était quasiment une fête rituelle pour la vieille, et une fois les fruits ramassés, tous les présents pouvaient en avoir. Par un jour d'été particulièrement chaud, un gosse qui jouait près de la petite masure est rentré chez elle pour demander à boire. On ne frappe pas à la porte de Hamama, on la pousse et on rentre. Le gamin l'a poussée et il est rentré. Pour trouver la vieille femme allongée, comme si elle dormait. Hamama s'en est allée, le cœur tendre, la cruche toujours pleine et les noix encore dans les branches. Slimane Laouari