«Lorsque chantent les pipeaux, lorsque danse l'eau vive...» Guy Béart Il est vrai que l'homme a souvent tendance à gaspiller les ressources obtenues sans efforts. Il n'en est pas ainsi pour l'utilisation de l'eau dans ce village qui en reçoit si abondamment depuis la nuit des temps. La raison est simple: depuis toujours, le souci de l'eau est permanent pour chaque famille. Chaque membre est astreint à la corvée d'eau quotidienne. Et comme dans toutes les sociétés patriarcales qui se respectent, ce sont les femmes qui sont chargées de ce travail pénible et répétitif. D'ailleurs, les fontaines sont fréquentées principalement par les femmes. Petites filles, elles sont entraînées au dur métier de femme: elles apprennent à porter en équilibre sur leur frêle petite tête la petite cruche posée sur un coussinet. Comme le village ne dispose pas de hammam, la fontaine est la djemâa des femmes. C'est là qu'elles se rencontrent le plus souvent, échangent leurs nouvelles et alimentent les rumeurs qui courent de maison en maison. C'est aussi là que se nouent les alliances entre familles et s'évaluent les rapports de force. L'éducation de la jeune fille commence à la fontaine: c'est là qu'on lui apprend à se comporter dans la société. Elle copie les postures de ses aînées et s'imprègne du langage approprié dans les situations diverses. D'ailleurs, c'est dans le trajet qui mène de la maison à la fontaine que les marieuses professionnelles étudient d'un oeil exercé la démarche de ces adolescentes aux tailles souples. Les jeunes hommes ne sont pas de reste: leurs commentaires muets accompagnent les cruches et les mains graciles qui les tiennent jusqu'au prochain tournant. La fontaine principale du village est divisée en deux ailes: dans l'une d'elles, les femmes lavent leur linge, bavardent et se disputent; dans l'autre, un grand bassin alimenté par trois bouches sert d'abreuvoir aux bêtes de passage. Les fontaines font l'objet d'une attention particulière des responsables du village qui veillent rigoureusement au respect de l'hygiène le plus strict. Si n'importe quel villageois peut venir y faire abreuver ses boeufs ou faire la toilette de ses bêtes, par contre, un interdit frappe tout lavage de véhicule. Cette loi non écrite est scrupuleusement respectée par tous les membres de la communauté. Et les nombreuses fontaines disséminées à travers le village ont chacune une fonction propre. Si celle qui est attenante à la mosquée réserve ses trois salles couvertes aux ablutions des fidèles ou à leur hygiène corporelle, les autres servent principalement à l'alimentation en eau des ménages. Et c'est un défilé continuel de gens portant seaux ou cruches... Ceux qui habitent un peu loin ont des barriques accrochées aux selles des montures. Une fois par an, l'eau superflue est détournée vers les lieux réservés au traitement des olives: on y foule et on y presse ce fruit providentiel et l'eau est d'un grand apport dans l'extraction de la précieuse huile. Mais cette eau qui coule toute la journée et toute la nuit ne va pas se perdre inutilement dans la nature: une grande partie sert à l'irrigation des jardins potagers qui sont tous situés dans la partie inférieure du village. Et le village en tire un grand bénéfice et un orgueil sans pareil: son autosuffisance en fruits et légumes vient de l'abondance de l'eau et du travail acharné des grands-mères qui se font un devoir sacré de rentabiliser la moindre parcelle de terre abondamment fumée, piochée, sarclée. Chaque famille dispose d'une heure d'irrigation: droit qu'elle garde et défend jalousement depuis la nuit des temps. Une végétation luxuriante couvrait cette partie humide du village au temps où les terrains agricoles étaient préservés. Avec l'explosion démographique et l'installation de l'eau courante dans les maisons, le couvert végétal tend à disparaître sous le béton. Et fait nouveau, les habitants commencent à connaître le phénomène si bien connu des citadins: les coupures intempestives d'eau. Qu'à cela ne tienne! Il y aura toujours les fontaines et les sources qui continuent à couler des jours paisibles. S. M.