On ne mesure pas la chance d´être né dans un village que la nature a généreusement doté d´une précieuse ressource qui est fort rare ailleurs. Il y avait des endroits où il suffisait de gratter un peu pour que l´eau commence à sourdre. Tout le monde, en voyant les cinq grandes fontaines couler sans arrêt et les multiples sources laisser s´échapper une eau limpide, remerciait la divine providence de ce miracle. Mais les instituteurs qui étaient arrivés dès la fin du XIXe siècle apprirent aux autochtones la particularité géologique de leur village qui lui permettait d´être le réceptacle de l´eau du Djurdjura. Tout le monde dans la région enviait cette richesse. Les villageois eux-mêmes faisaient de la préservation et de l´entretien de ces fontaines leur premier souci: la fontaine principale avait un grand abreuvoir alimenté par trois bouches en fer qui coulaient sans arrêt depuis si longtemps que personne ne se souvient de l´époque où la source a été domestiquée et transformée en fontaine abondante. L´autre partie de la fontaine est couverte et reçoit toutes les lavandières du village qui viennent laver à grande eau les couvertures sous le regard attentif des vieux qui hantent la djemaâ, juste en face: ils ne perdent pas un geste de ceux qui viennent faire boire leur maigre troupeau au retour du pâturage, ou de ceux qui viennent remplir des barils portés par un âne pour s´en aller arroser quelques plants fraîchement mis en terre. Mais le spectacle le plus charmant était celui des sveltes jeunes filles nubiles qui venaient remplir leur cruche et s´en retournaient avec leur précieux chargement sur la tête sous le regard des adolescents. Il y en avait qui accomplissait cette tâche ingrate avec beaucoup de plaisir car c´était l´un des rares moments où les jeunes filles sans voile pouvaient sortir de la maison sans duègne. Beaucoup d´idylles avaient éclos lors d´un échange de regard, lors de la corvée d´eau. On pouvait dire que pour les villageois tout baignait dans l´huile en ce qui concerne le problème d´eau, d´autant plus que des centaines de jardins potagers étaient irrigués à partir de cette eau qui aurait pu se perdre sans grand intérêt dans quelque oued et finir là-bas dans la plaine, le pays de la soif. Ainsi, le village ne manquait jamais de produits maraîchers ou de fruits. L´eau de la fontaine principale alimentait aussi une huilerie qui consistait en plusieurs fouloirs où les femmes pouvaient écraser de leurs pieds nus des quantités énormes d´olives: le marc ainsi obtenu passait dans des bassins où les femmes recueillaient l´huile de la paume de leur main. C´était un merveilleux spectacle qui se renouvelait chaque année. La deuxième fontaine servait de bains pour hommes et d´endroits pour ablutions car elle était située dans l´enceinte de la zaouïa. Les autres fontaines étaient plus modestes et servaient à alimenter les quartiers. Jusqu´au début de la colonisation, aucun domicile ne recevait de l´eau pour la bonne raison de l´abondance du précieux liquide. Les familles riches payaient certains pauvres pour le service de l´eau. Avec l´arrivée des occupants français (le village n´a jamais vu l´ombre d´un colon) l´école fut la première à recevoir une conduite d´eau à partir du château d´eau construit pour capter la source principale. Il faut dire que l´école laïque était en même temps un cours complémentaire où les jeunes qui avaient le CEP pouvaient continuer un apprentissage, principalement en agronomie. Le jardin et le verger de l´école étaient réputés dans toute la région. Jusqu´alors, les habitants recevaient de l´eau sans se fouler le petit doigt. Les seuls travaux d´adduction d´eau visibles sont ceux menés par les Romains dans la montagne pour faire tourner leur moulin à eau. Les autres travaux plus modestes furent réalisés par la puissance occupante pour capter la source principale et la diriger vers l´école et les missions. De mémoire de villageois, jamais coupure ou pénurie d´eau ne fut signalée. Il faudra attendre l´indépendance et la réalisation du réseau hydraulique destiné aux ménages.