Arrêtez-le, il a perdu la tête… Le président turc, aux oukases sultanesques, Tayyip Erdogan, devient fou. Il écrase tout sur son passage, ordonne des rafles dignes des années du maccarthysme aux Etats-Unis. Intellectuels, écrivains, journalistes, enseignants, acteurs politiques, juges, policiers, gendarmes, militaires ou simples fonctionnaires font les frais de sa furie vengeresse. De sa haine de tous ceux qui ne partagent pas sa conception de l'Etat et de la démocratie. Depuis l'échec de ce qu'il convient d'appeler par confort de langage, la tentative de coup d'Etat contre son régime, le 15 juillet dernier, l'homme semble avoir perdu son sang-froid. Il frappe tous ceux qui ne bougent pas dans sa direction. En accusant, sans preuves, la confrérie Güllen d'avoir fomenté le putsch et d'avoir constitué un Etat dans un Etat, Erdogan est en train de faire exactement la même chose : ordonner des licenciements massifs dans la haute administration, dans l'armée et dans les autres services de sécurité pour y placer ses hommes sur lesquels il pourra compter pour fermer le bec à toute prétention de remettre en cause sa gouvernance, ses sous et ses dessous. Erdogan fait ainsi le grand ménage en limogeant pas moins de 50 000 fonctionnaires, tous secteurs confondus, et plaçant environ 16 000 autres en garde à vue. De mémoire de journaliste, jamais dans une démocratie un président n'a opéré de purge aussi massive en si peu de temps. A croire que tout est ficelé d'avance et que le sultan n'attendait que la mise en scène du scénario pour faire entrer ses acteurs qui allaient chasser les figurants, visiblement très mal préparés… C'est que le monde entier s'interroge encore sur les tenants et les aboutissants d'un coup d'Etat manqué qui a tout l'air d'un mauvais film qui plus est, joué par des amateurs. Beaucoup soupçonnent, non sans raisons, Erdogan d'avoir organisé lui-même le «coup» tant l'orchestration laisse trop à désirer. Et, en observant la manière musclée avec laquelle il abat sa main lourde contre les présumés exécutants et les commanditaires de la tentative de putsch, il est difficile de ne pas succomber à la théorie du complot ourdie par le maître d'Istanbul himself. Journalistes... chut ! Hier, au moins 21 des 89 journalistes qui font l'objet d'un placement en garde à vue ont été présentés aux juges chargés de l'enquête sur la tentative de coup d'Etat. On connaît l'allergie d'Erdogan à l'égard de la presse libre et des journalistes indépendants qui pourfendent ses dérives autoritaires. Ceux du journal Zaman (un millions d'exemplaires) qu'il a fait embarquer il y a une année, en savent quelque chose. Ce journal indépendant qui s'opposait au régime du sultan, a été rhabillé, il y a deux mois, aux couleurs du «raïs». Le Zaman d'avant, c'était il y a quelques mois, il y a des années, il y a une époque où la Turquie ressemblait plus ou moins à une forme même déformée d'une République à la sauce locale. Désormais, ce satané putsch avorté qui n'a pas livré tous ses secrets, a donné des ailes au prince pour survoler de son autorité un pays qu'il a sous sa botte. Les forces vives de la Turquie, dont figurent de grosses pointures du journalisme, sont poussées à la queue leu leu en prison. Il est triste de voir des sommités de la plume, dont certains plus âgés qu'Erdogan, présentés hier, les mains menottées devant le juge. Et parmi ces 21 journalistes arrêtés, on y trouve toutes les obédiences et toutes les écoles de pensée, contrairement à ce que pourrait suggérer l'argumentaire fallacieux des partisans d'Erdogan. Il y a des marxistes, des islamistes, des güllenistes, des libéraux, des kémalistes… Bref, tous les courants qui strient la scène politique et idéologique de la Turquie. Nazli Ilicak, une doyenne du journalisme turc, âgée de 72 ans, dont le seul tort est de faire de sa plume un bouclier contre le despotisme. Ahmet Turan Alkan est l'une des plus grandes plumes de Turquie, virtuose de la satire. Hilmi Yavuz un vétéran, homme de lettres, immense poète et par ailleurs chroniqueur de talent. Emre Soncan, coffré lui aussi, est bien connu au pays d'Atatürk pour ses travaux d'investigation sur l'armée. Maccarthysme dans la Turquie «moderne» Et ce n'est là qu'un échantillon de ce beau monde qu'Erdogan a décidé de mettre aux arrêts, parce qu'ils l'empêchaient de gouverner en rond. Comment un homme de lettres, un journaliste, un enseignant, un poète et autre intellectuel puisse être accusé de fomenter un coup d'Etat ? Mais pour le président turc, si vous n'êtes pas avec lui, vous êtes forcément contre lui. Critiquer par la plume sa gestion équivaut ipso facto à comploter contre son régime. «Il est difficile de croire que ces rafles, toujours plus larges, ne servent que l'objectif légitime de démasquer les putschistes et leurs complices», a commenté Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de Reporters Sans Frontières. Et d'ajouter : «Il est triste d'avoir à le répéter : critiquer le gouvernement ou travailler pour des médias favorables à la confrérie Güllen ne sont en aucun cas des preuves d'une implication dans le coup d'Etat raté. Si les autorités ne peuvent apporter d'éléments plus crédibles, elles ne font que poursuivre des délits d'opinion, ce qui est intolérable.» Sauf que cette réaction indignée de RSF ne trouve pas vraiment écho au niveau des establishments occidentaux, si prompts à monter sur leurs grands chevaux quand il s'agit de défendre des journalistes russes coffrés par Poutine. Ce liberticide qui se commet à Istanbul est une affligeante preuve de l'indignation sélective de l'Occident.