Mouloud est conducteur de train. Beaucoup de gens ne le savent peut-être pas, mais on ne conduit pas un train après avoir passé un permis. Non seulement cette catégorie de permis n'existe pas dans la liste des permis délivrés par les autoécoles, mais pour y accéder, il faut un niveau d'instruction, un concours d'entrée et une formation. Mouloud, même s'il a calé deux fois au bac, était quand même parvenu en terminal maths et de son époque, ce n'était pas si mal. C'était même suffisant pour avoir de «l'ambition» et prétendre à un diplôme qui dans la plupart des cas n'avait rien à envier à ceux qu'on pouvait obtenir dans les universités du pays, avec en prime de meilleures opportunités d'emploi. Mais Mouloud habitait Oued Smar et quand on grandit dans ce quartier qui se confond avec la zone industrielle et avec «la gare», on grandit aussi avec les sifflements de train, les amis d'enfance dont le père est cheminot racontant inlassablement les grands voyages à travers le pays ou exhibant fièrement les cartes de gratuité. Ah, ces cartes qui ont fait rêver Mouloud jusqu'à avoir des crampes dans la tête. Le père de Mouloud ne travaillait pas dans les chemins de fer, mais chez la Snas, une petite fabrique d'emballages en papier initialement érigée pour fournir des sacs à la cimenterie de Meftah et détenue par un pied noir, avant d'être nationalisée au début des années 70. Comme tout le monde à Oued Smar, Mouloud a grandi dans «la cité», une horreur comme une autre du Plan de Constantine. Trois pièces de quarante mètres carrés, sans couloir et sans douches. Le balcon collectif et les effluves de la décharge en prime. Non, Mouloud n'a pas de nostalgie de sa tendre enfance, seulement des souvenirs qui reviennent à chaque fois qu'il s'arrête à cette gare ou seulement la traverse à bord de «sa» locomotive. Mouloud est conducteur de train depuis maintenant un quart de siècle. A ce poste, les promotions sont plutôt rares, même pour «un terminal» des années 80 qui a fait ses preuves et «connaît la maison» suffisamment pour prétendre à quelque galon. Il n'y pense plus depuis trois ou quatre ans. Par contre, la retraite, il y songe goulûment. Mouloud n'a que quarante-six ans, il est en bonne santé et a une idée de ce qu'il va faire en quittant sa locomotive. Il sera taxi ou encore mieux, ira pêcher à Jijel, d'où il est originaire. Faire bouillir un peu mieux la marmite et respirer l'air du grand large. Alors il lui revient à l'esprit qu'il ne rêve plus crampes à la tête parce que ça fait très longtemps que la carte de gratuité ne le fait plus rêver. Elle ne fait plus rêver personne, sinon ses «collègues des petites catégories» seraient trop heureux de leur sort pour se mettre en grève. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir