Même s'il n'aime pas trop le qualificatif, Mouloud est quand même un immigré. Il préfère qu'on dise de lui qu'il «travaille en France», mais il n'en fait pas une maladie, comprenant parfaitement le degré de complication de la formule. Il y a songé souvent et ça lui a même parfois arraché un sourire. Vous imaginez quelqu'un, l'évoquant dans une discussion, parler de «Mouloud qui travaille en France» ? Mais qu'on fasse un effort pour le désigner autrement que par le mot qui le fâche ou qu'on continue à dire simplement «Mouloud l'émigré» comme pour tout le monde, ce n'est pas ce qui le distingue de ses autres compatriotes du village installés à l'étranger. Depuis maintenant plus de dix ans, Mouloud vient chaque année passer le Ramadhan au bled, et ça c'est une vraie originalité. Alors on en parle. Ici, ça fait longtemps qu'on s'est confortablement installé dans certaines certitudes et il n'y a aucune raison pour que cela change. Les villageois «savent» donc qu'il n'y a déjà pas beaucoup de leurs compatriotes qui observent le jeûne de l'autre côté de la Méditerranée. Il y en a forcément beaucoup moins à faire le voyage pour le passer au bercail. De manière générale, cela fait monter Mouloud dans l'estime des siens, mais il y a tout de même les éternelles mauvaises langues pour aller piocher quelque explication douteuse à son séjour annuel. On commence bien sûr par le plus simple et sûrement le moins méchant : Mouloud serait devenu accroc de la chorba de sa mère et pour rien au monde il ne s'en passerait pendant le Ramadhan. D'autres soutiennent mordicus qu'il serait marié en cachette à une Française qui ne veut pas entendre parler de jeûne à la maison. Une troisième catégorie de «penseurs» est catégorique, Mouloud vient pour les affaires. ça avait commencé au temps où il était encore difficile de se procurer des raisins secs, des amandes et quelques épices rares dont raffolent certains riches, et que Mouloud leur fait parvenir à chaque Ramadhan au prix fort. Depuis que ces produits ont inondé les marchés du pays, il serait passé à quelque chose de plus consistant, tout en gardant l'habitude de la période. Il y a enfin les plus méchants, ceux qui doutent de sa foi. Comme Mouloud n'a jamais été vu aux tarawih, on ne comprend pas qu'un homme pieux, qui traverse la mer pour passer le Ramadhan au bled, ne fasse pas la prière. Cette année, Mouloud n'est pas venu. Les groupes de «penseurs» s'affrontent dans les cafés, à la sortie des tarawih ou au centre du village où on attend l'adhan. Qui avait raison sur les motivations secrètes de Mouloud ? On ne sait pas encore qui aura le dernier mot, mais la balance penche vers les premiers : sa mère est décédée au printemps. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir