Le sentimentalisme s´exprime ainsi: par les chansons. J´ai pris conscience de ce magnifique et populaire mode d´expression qu´est la chanson quand, modeste employé d´une entreprise de communication, je fus abordé par un collègue de travail qui avait l´habitude de me faire lire un journal ronéotypé d´un parti qui agissait alors dans la clandestinité. Comme je témoignais de la sympathie pour les auteurs de toutes ces belles idées jetées sur le papier, mon collègue me fit cette dangereuse confidence: il avait dîné plusieurs fois avec un éminent patriote, aujourd´hui disparu, et qui était l´âme de ce modeste tract. Il me confia que ce vieil intellectuel avait lancé dans la discussion cette savoureuse formule: «Ana ki rih fi el berrima» empruntée à l´immortelle chanson au titre éponyme de cheik El Afrith. C´est alors que je compris l´importance de la chanson ou de la musique dans la vie d´un homme, qu´il soit célèbre ou non. Imaginons un seul instant le déroulement de la vie d´un homme qui a juste flirté deux ou trois ans avec les bancs d´une école. Cet homme qui ne pratiquait que le dialecte de ses parents subit la langue de l´occupant et prend inconsciemment des repères à travers les refrains entendus ici et là: Vive la rose fut sa première chanson apprise à l´école: elle l´accompagna dans les tranchées de la grande guerre où d´autres chants qu´il avait oubliés ont rythmé sa vie, mais Vive la rose demeurera toujours la chanson qu´il adorait car elle célébrait le travail et l´amitié, comme les chansons de 1936 où l´ouvrier et le paysan devenaient les personnages centraux. Certes, il ne chantait pas les chansons de son terroir, car dans son milieu, les hommes ne chantaient pas, ne dansaient pas. Ils écoutaient. Et seules les berceuses de la douce voix maternelle ont gardé grâce à ses oreilles. «Quoi de plus riche que la bande sonore d´une biographie bien remplie!», m´étais-je exclamé en voulant retracer le parcours étonnant d´un artiste original né sur les Hauts-Plateaux: retrouver le décor de l´enfance et surtout les rengaines de l´époque. Le projet tombe à l´eau, mais je demeurais convaincu qu´on ne pouvait faire une biographie correcte sans restituer cette bande sonore et lointaine. Que ce soit en arabe, en kabyle, ou en français, la chanson accompagne l´individu. Sur les bancs de l´école, ce sont les chansons de la tradition populaire française qui font rêver le jeune écolier qui est obligé de faire des efforts d´imagination pour reconstituer le paysage du Nord. «Ô vieux clocher, beffroi qui tinte» a toujours été une image intraduisible avant le visionnage de films de cape et d´épée. Combien de fois avait-il rêvé de voir Toulouse, rouge fleur d´été, bien avant d´avoir entendu parler de Vesoul ou de Paris au mois d´août. Mais la chanson qui fera longtemps battre son coeur fut cette chanson A la claire fontaine, non seulement parce que dan son petit village, il y avait une très belle fontaine à l´eau toujours claire, mais aussi parce que l´institutrice (la maîtresse, comme on l´appelait) avait une douce voix dont l´inflexion devenait irrésistible quand elle reprenait le refrain: «Il y a longtemps que je t´aime, jamais je ne t´oublierai.» Et il n´ a jamais oublié ses enseignants qui l´ont fait chanter en mesure des chansons de marche, des chansons de marins ou des chanson de soldats partant en guerre. Les chants de scouts marqueront les débuts de la guerre de libération, car ils étaient entonnés par des jeunes qui s´entraînaient pour le grand jour. Et la censure? Le Chant des partisans, interprété par Montand, et Le Déserteur de Boris Vian, chanté par Mouloudji, avivèrent la conscience politique du collégien soumis aux rythmes endiablés de Bill Haley. Tout comme Sobhan Allah ya ltif marquera le début d´une autre période qui avait succédé aux chants patriotiques émoussés.