Les fidèles sont sortis de la mosquée depuis un bon moment. Ils se sont donné l´accolade, échangé leurs voeux et sont rentrés chez eux, laissant l´avenue centrale de la cité désespérément vide. Pas un chat! Les taxis clandestin, qui encombraient le bord de la rue, n´étaient plus là, laissant quelques naufragés de cette maussade matinée dans l´expectative: des jeunes couples, pour la plupart, qui n´avaient pas sacrifié de mouton, cherchaient désespérément un moyen de transport pour rejoindre leur famille ou leur belle-famille. Les hittistes, les drogués qui avaient l´habitude de meubler le décor, manquaient à l´appel. Seules les voitures de police avaient curieusement doublé leurs rondes sur les voies désertées. Les vieux, qui avaient l´habitude de se retrouver à l´ombre du grand acacia, manquaient, eux aussi, cruellement au paysage: ils avaient l´habitude de venir ressasser ici leurs vieux souvenirs ou confronter leurs expériences. Ils ne se préoccupaient guère de la chose politique pour la simple raison qu´il y a longtemps qu´ils ont compris que les dés étaient pipés. Après la prière du Dohr, la rue a commencé à s´animer petit à petit: quelques taxis clandestins ont repris timidement leur place, mais les vieux retraités, eux, n´ont pas mis le nez dehors. A l´exception, toutefois, de Aammi Rabah qui n´avait pas sacrifié de mouton, pour la première fois depuis qu´il s´est marié. Et cela l´a rendu encore plus triste. Tous ses amis sont restés chez eux et Aammi Rabah s´est retrouvé tout seul assis sur les pierres disposées autour de l´acacia. Il avait beau regarder autour de lui, seuls des enfants endimanchés ou de jeunes couples désargentés traversaient, de temps à autre le décor insipide. Et Aammi Rabah n´arrêtait pas de pester contre son sort: il aimait bien se retrouver ici, chaque matin et chaque après-midi, avec les gens de sa génération. Certains le taquinaient, parfois, sur son avarice (il ne sortait jamais le sou et ses compères faisaient courir le bruit que son épouse et son fils lui confisquaient sa retraite). Aammi Rabah faisait mine de s´emporter mais, un moment après, il retrouvait toute sa jovialité et il prenait sa revanche en critiquant le comportement de ses amis. D´abord, dès qu´il voit pointer Aammi El Hocine, il commence par faire une grimace de déconvenue: «Ah! le voilà encore, celui-là! Il va encore nous parler des steaks, de la choucroute ou du schnaps de Moselle! Il va encore nous faire baver avec sa grosse retraite en euros et sa qualité d´ancien moudjahid! Je n´arrive pas à supporter ceux qui exposent leur façon de vivre!» Le seul que supporte Aammi Rabah, c´est Si Ouali, un autre ancien émigré, très discret et qui aime parler avec un fort mauvais français. Certes, il n´emploie que des expressions choisies qui lui sont restées en mémoire, mais il les prononce si mal qu´on s´aperçoit vite de son ignorance. Mais c´est un homme sage qui avoue avoir fait pas mal de choses en France, mais qu´il s´est assagi depuis qu´il est rentré au pays. Sa franchise en a fait le confident de Aammi Rabah. Il y a aussi les autres, Aammi Saïd, fanatique du football et supporter de la JSK. Aammi Saïd n´est pas du tout mauvaise langue et il n´intervient que pour rétablir une vérité. Quand il s´absente du cercle d´amis, c´est qu´il y a un match à la télé. Celui que ne peut voir Aammi Rabah, même en peinture, c´est Si Mahieddine qui se donne des airs distingués avec son fume-cigare; de petite taille, une mèche de cheveux grisonnants qui lui donnent un air d´oiseau exotique et des dents jaunies par la nicotine, qui serrent l´éternel fume-cigare: on dirait qu´il rit tout le temps de tout. Aammi Rabah ne l´aime pas, car Si Mahieddine est aisé mais pingre comme pas un. Il fait même le taxi clandestin entre deux commérages. Ammi Rabah ne l´aime pas, mais lui aussi lui manque, ce jour d´Aïd.