Chaque année, c´est pareil: dès que les vacances scolaires d´hiver commencent, Si Boudjemaâ sent l´ennui venir: il n´y a plus dehors l´agitation des enfants qui vont et qui viennent, donnant un peu d´animation au morne quartier. Mais il n´y a pas que les enfants qui manquent à l´appel: beaucoup de gens de son âge, des retraités en bonne santé ont pris le large. Et Si Boudjemaâ sent avec tristesse se restreindre le nombre d´interlocuteurs quotidiens avec qui il avait l´habitude d´échanger quelques mots, de plaisanter...C´est selon le caractère de chacun. Ainsi, il avait appris par hasard que Si El Mahdi, qui a trois enfants à l´étranger, était parti en Belgique avec son épouse pour changer d´air: depuis qu´il avait pris sa retraite, Si Boudjemaâ le trouvait chaque matin au pied de l´immeuble où il loge, attendant un interlocuteur réceptif pour déverser, dans un français châtié, un lot de critiques acerbes contre le «système» et contre le mode de gestion du gouvernement. Comme c´était toujours les mêmes formules qui revenaient dans la bouche de cet autodidacte qui avait fait sa carrière dans une société nationale actuellement livrée à l´étranger, Si Boudjemaâ se sentait toujours gêné d´avoir à soutenir par un acquiescement poli toutes les vitupérations de ce père comblé qui aurait mieux fait d´aller suivre ses enfants si son pays ne lui convenait plus. Beaucoup d´autres retraités se sont éclipsés pour se rendre «au bled». Il aurait fallu que cela soit des contingences matérielles qui les aient poussés à partir pour aller affronter l´hiver glacial de la Kabylie. En effet, Si Boudjemaâ avait appris que beaucoup d´entre eux possédaient des oliviers et qu´ils tenaient à assurer eux-mêmes la récolte d´olives. Si Boudjemaâ n´avait pas du tout ce souci: non pas qu´il ne possédait point d´oliviers, mais leur nombre est si réduit et leur rendement si modeste que c´était Si Meziane, un lointain cousin, qui en assurait l´exploitation. Chaque année, c´est le même rituel: Da Meziane, dont l´unique oeil reflétait une vivacité aiguë, accrue par une longue moustache agressive, débarquait sans se faire annoncer chez Si Boudjemaâ avec ses deux bidons d´huile. Cela faisait toujours sourire l´épouse de Si Boudjemaâ qui voyait là un tracas supplémentaire pour «si peu», mais c´était un réel plaisir pour Si Boudjemaâ de sentir un peu l´odeur du terroir: le burnous jauni, le bouquet d´une huile fraîche et évidemment, l´empressement de Si Meziane. Il commençait d´abord par jurer sur la tombe de l´ancêtre, qui a planté les oliviers il y a si longtemps, que personne ne peut fixer une date approximative, que cette année est la plus mauvaise de toutes celles qu´il a connues jusqu´à présent, que le vent a causé des dégâts qui ont pesé sur le rendement habituel, que les étourneaux ont pris une part importante du fruit, sans compter la rapacité des gens qui exploitent l´huilerie moderne et qui se servent à leur guise. «Les temps ont changé!, se lamente Si Méziane. Avant, c´était ta défunte mère qui ramassait les olives et les emmenait au fouloir traditionnel pour les écraser elle-même. Ton père et moi, on nettoyait les oliviers, on faisait du bruit pour faire fuir les étourneaux. Maintenant, tes vieux sont morts et moi, je ne vais pas tarder à les rejoin dre...» A ce moment-là, Si Boudjemaâ rassurait le vieux cousin en lui jurant qu´il avait toujours la baraka et que s´il ne venait qu´avec un seul litre d´huile, il serait toujours le bienvenu. Si Boudjemaâ connaissait l´honnêteté de Si Meziane qu´on surnomme d´ailleurs dans la famille «Nif ou Lekhsara». Et puis, ce que faisait Si Meziane maintenant, son père l´avait fait bien avant.