On a beau dire, il y a deux choses qui diffèrent dans les quartiers dits résidentiels et les quartiers qualifiés de populaires. Je ne parle pas évidemment de l´aspect extérieur, de ce qui frappe l´oeil dès le premier regard, que ce soit l´architecture des villas, leur alignement, la propreté des rues, la verdure qui s´épanouit par-dessus les murs peints de couleurs fraîches... C´est toujours la même tristesse qui frappe Aâmmi El Hocine quand il revient d´une de ses courtes visites à la famille, dans un de ces quartiers huppés juchés sur les hauteurs, là où les coupures d´eau n´existaient pas avant l´arrivée des Chinois et même avant celle des Yougoslaves (Vous vous souvenez des Yougoslaves, j´espère!). C´est une tristesse qui le rend tout d´abord muet. Il reste au moins une journée pour récupérer tant le choc «civilisationnel» est trop fort pour lui. Pourtant, il a promené ses quatre-vingts printemps un peu partout, de sa montagne natale jusqu´aux pensions lorraines en passant par la prison d´Aulnay et qu´il n´a jamais eu besoin d´un caisson de décompression pour passer d´une villégiature édénique à un environnement sordide comme celui où il croupit actuellement... Bref, il ne croyait pas qu´à une demi-heure de taxi clandestin, il pouvait changer aussi vite d´atmosphère. Il se demande d´ailleurs si les résidents de ces paradis (il allait dire fiscaux, et même s´il l´avait dit, il ne se serait pas trompé de beaucoup puisque les habitants de ces coins choisis et qui ne figurent pas sur les cartes du terrorisme résiduel jouissent de tant de privilèges...), n´ont pas besoin d´équipements spéciaux quand ils sont amenés à descendre (ils ne le font pas avec plaisir) dans les bas quartiers de Métropolis. Après sa demi-journée de mutisme traumatique, Aâmmi El Hocine, ayant ravalé ses rancoeurs, se met alors à déverser toutes les réserves de fiel accumulées. «Ya lkhaoua! Ce n´est pas possible! On est là trois cent soixante-cinq jours par an, et on ignore ce qui se passe ailleurs! On est là à lire le journal ou à parler des rumeurs qui courent ici et là en croyant que tous les citoyens sont logés à la même enseigne. Eh bien, non! Je reviens de loin! J´ai failli d´ailleurs ne pas revenir tant je me sentais bien. J´ai visité une carte postale: de belles maisons, de la verdure qui noie les toits rouges, des odeurs de pin et de jasmin et surtout le silence... Le silence que n´osent même pas interrompre les cigales du mois de juillet quand elles sont en chaleur. Je n´ai pas vu de gosses jouer au ballon dans les ruelles propres, pas vu l´ombre d´un ballon, je n´ai pas entendu l´écho d´un pétard... C´est un autre monde. J´ai vu des chiens, mais je ne les ai pas entendus aboyer ou alors ils doivent le faire en silence tant ils sont bien éduqués. On risque de dormir rien qu´en s´asseyant sur un fauteuil. Quelle paix! Alors qu´ici, je ne peux plus fermer l´oeil, ni le jour ni la nuit. La journée, c´est toute la marmaille qui dévale les escaliers en hurlant comme des Chiricahuas sur le sentier de la guerre et viennent jouer au ballon en hurlant sous ma fenêtre, du matin jusqu´au soir. Ils ne connaissent que le ballon! Ils ont dû commencer à jouer au sortir du ventre de leur mère à moins qu´ils n´aient entendu, quand ils étaient encore dans les limbes, leur père vociférer... Ils ne connaissent ni la sieste, ni midi, ni quatorze heures et on n´a pas le droit de parler! La journée, ce sont les mioches qui sévissent et la nuit, ce sont les drogués qui prennent la relève: entre deux joints ils font des parties de foot en criant comme des damnés. Tout cela jusqu´à une heure ou deux heures du matin sans qu´une ronde de police ne vienne interrompre le satanique sabbat. Allez donc dire qu´on vit!»