Remise du prix de la Création littéraire, par la ministre de la Culture bahreinie Aucun pays, à ma connaissance, ne pourrait se targuer de proposer un cadre de vie meilleur que celui de Bahreïn. Ici, vous êtes adopté à l'instant où vous débarquez. Avant Tylos la Grecque, le Bahreïn s'appelait Delmun, «le pays des Immortels». Les Phéniciens et d'autres civilisations plus anciennes y avaient érigé des empires où le génie humain taquinait déjà celui de l'Olympe. Aujourd'hui encore, le sol dévoile des sites archéologiques qui remontent à l'aube de l'humanité. Par endroits, parmi les vestiges millénaires d'une rare éloquence, des tombeaux à ciel ouvert boursouflent des aires entières, semblables à des ecchymoses fossilisées refermées tels des poings sur leurs secrets. Tandis que je visitais le Musée national, magnifique de conception et de pédagogie, j'avais le sentiment de revenir des milliers d'années en arrière tant le fantôme de Gilgamesh, mi-roi mi-déité, y officie dans chaque recoin. Gilgamesh avait sévi comme aucun souverain avant lui. Sa cruauté effarouchait jusqu'aux dieux eux-mêmes qui, excédés par ses brutalités, durent charger le plus vaillant de leurs titans de le tuer. Le duel fut interminable, et ni le monarque honni ni le guerrier miraculeux n'en sont sortis vainqueurs. Pis, les deux antagonistes fraternisèrent, et leur amitié cosmique éveilla le souverain maudit à l'empathie, et son règne se tempéra. Lorsque le guerrier mourut, Gilgamesh connut le plus effroyable des chagrins; rien autour de lui ne parut valoir le détour. Devant son affliction grandissante, les sages invitèrent le roi éploré à se rendre à Delmun où une fleur aux vertus uniques reposait au fond de la mer: la fleur de l'Eternité. Elle rendrait immortel celui qui la cueillerait. Gilgamesh, qui ambitionnait d'accéder au rang des divinités afin de ne plus avoir à subir les affres du deuil et du malheur, plongea au fond des eaux jusqu'aux abysses et réussit à en ramener la plante fabuleuse. Mais ses efforts de plongeur suicidaire l'épuisèrent. En atteignant le rivage, il s'endormit sur la plage, et pendant son sommeil, un serpent surgit des sables et goba la fleur de l'Eternité, privant ainsi le souverain d'une longévité infinie... Etrange parabole qui aura survécu à l'érosion des âges et aux mémoires oublieuses!... J'ai beaucoup pensé à Gilgamesh durant mon séjour à Bahreïn. Sauf que je ne suis pas venu au Delmun en quête d'immortalité. Je ne suis ni roi ni bon nageur, juste quelqu'un qui tenait à vérifier la teneur de ses propos contenus dans l'entretien accordé au journal Liberté. Aurais-je parlé trop vite? Mon affectif aurait-il supplanté mon objectivité? Le Bahreïn que je connaissais aurait-il changé en si peu de temps, et le roi que tout le monde louait se serait-il mu en tyran à mon insu? Pour le savoir, j'ai parcouru le Bahreïn d'un bout à l'autre, sans répit, malgré la fournaise implacable, pour aboutir à ce constat: je n'ai pas à regretter le moindre mot, ni à rectifier un seul vocable, ni à réajuster une seule ponctuation. Ce que j'ai dit est exact. Je crois avoir trouvé, dans l'entretien accordé à Liberté, la formule la plus appropriée pour résumer la méprise: «Le Bahreïn est un dommage collatéral du printemps arabe»... J'ai examiné chacun de mes mots dans les rues, les souks, sur les plages et les places de Bahreïn. Et je reviens, aujourd'hui encore, attester qu'aucun pays, à ma connaissance, ne pourrait se targuer de proposer un cadre de vie meilleur que celui de Bahreïn. La tolérance des gouvernants, l'égalité des chances et l'intégration y sont des règles indéfectibles, des vérités tangibles. Ici, vous êtes adopté à l'instant où vous débarquez. Contrairement aux autres pays de la région où vous n'avez droit ni à la naturalisation ni à la propriété, à Bahreïn les 2/3 de la population sont d'origine étrangère. Indiens, Pakistanais, Philippins, Arabes, Iraniens, Africains ont obtenu la nationalité bahreïnie et bénéficient des mêmes droits et des mêmes avantages. Chose inconcevable ailleurs; inimaginable dans le Golfe arabe où pour lancer le plus timide des investissements vous devez au préalable être sponsorisé par une filiale locale sans pour autant accéder à la propriété. A Bahreïn, pas d'impôts, médecine gratuite, investissement libre, ouvert à tous, y compris aux non-résidents, bourses d'études accordées aux meilleurs étudiants sans distinction de race ou de couleur, assistance sociale, aide à la création d'entreprises, aide à la construction, subventions, liberté de croyance, liberté vestimentaire, on est aux antipodes des clichés et des a priori. Le Bahrein est la souris qui aura accouché de la montagne, et non le contraire. Il est le plus émancipé des pays musulmans. La femme voilée côtoie la femme à découvert, sans inimitiés ni complexe, et sans outrage ni culpabilité... Au volant de grosses cylindrées comme au volant d'un 4x4, la femme! J'en ai rencontrés deux ministres, des chefs d'ateliers, des autorités locales. Elles s'attablent sur les terrasses de café sans être importunées, vont où elles veulent, à l'heure qu'elles veulent, sans escorte et sans autorisation... Pour un pays musulman, il faut l'oser! C'est peut-être là que réside la vulnérabilité de cet Etat: dans son immense générosité et l'indulgence de son roi que certains prennent pour du laxisme et de la faiblesse; cette même générosité et cette même indulgence qui font grincer des dents les Etats limitrophes beaucoup moins enclins aux largesses et à certaines autonomies. A mon arrivée à Manama, nulle trace des drames qui ont chahuté la quiétude de ce petit royaume que les musulmans islamisèrent au 7e siècle et baptisèrent du nom de Bahreïn en découvrant qu'au beau milieu de la mer coule un impressionnant fleuve d'eau douce (l'alchimie «eau salé-eau douce» a engendré Dana, la plus courue des perles au monde). La cité paraît tranquille. Les autoroutes sont animées jusque tard dans la nuit et les gens, débonnaires et prévenants, vaquent à leurs occupations. On ne comprend pas ce qui s'est passé. Personne n'a rien vu venir. Bien sûr, de temps à autre, des incidents mineurs étaient déclenchés par des chiites (qui constituent la majorité de la population), mais de là à soupçonner une telle tragédie, cela dépasse l'entendement. Les sunnites en sont encore abasourdis. «Nous croyions être un même et unique peuple», disent-ils la mort dans l'âme. «Les chiites sont les plus riches du pays, les mieux logés et souvent les mieux servis par le roi lui-même». Je le constaterai de mes propres yeux partout à Manama, Madinat Hamad, Zellaq, Madinat Issa, Jeed-Hafs, Beni Jamra, Karbabad, Al-Rifaa où réside le roi et où cohabitent sunnites et chiites, pauvres et grosses fortunes en bonne intelligence... Pour tenter de cerner ce qui s'est passé au cours de ces semaines insurrectionnelles, ne posez pas la question à un sunnite ou à un chiite; cherchez la réponse plutôt du côté des émigrés asiatiques et africains, demandez aux étrangers européens qui vivent à Bahreïn. Je ne tiens pas à faire le procès d'une communauté, mais il m'importe de témoigner haut et fort que ce pays ne méritait pas le drame qui l'a frappé de plein fouet, sans crier gare, et ne mérite pas de voir son image défigurée dans le concert des nations. En Syrie, en Tunisie, au Yémen, en Egypte, etc. les peuples se sont soulevés contre la tyrannie. A Bahreïn, des fanatiques obscurs ont cherché à renverser un roi trop clément qui leur a tout donné. Ici, on parle ouvertement d'hégémonie iranienne qui profite de la chute de Baghdad pour faire main basse sur la région. Pour moi, il s'agit d'abord d'ingratitude. S'il y a un peuple qui devrait se méfier du tapage médiatique et de la désinformation, c'est bien le peuple algérien. Nous avons chèrement payé les frais des audimats dévergondés, connu le mensonge et les procès bidons, fait l'objet de tant de malveillance journalistique et de manipulations politiques. Aujourd'hui encore, on continue de cracher dans nos larmes. Certains prient pour que l'Algérie sombre de nouveau dans la guerre et la décomposition; d'autres réclament notre sang comme eau de substitution pour leurs moulins. Aussi, nous n'avons plus le droit de prendre pour argent comptant les extravagances que le Web, les télés et les pseudo-grands journaux internationaux nous balancent à la figure. L'Information est morte, poignardée par l'Opinion, exécutée par l'impératif éditorial, la rentabilisation des rumeurs et la quête névrotique des scandales et des stigmatisations. Désormais, les tragédies et les foyers de tension sont le coeur de l'industrie médiatique, l'aubaine des «invisibles», la nourriture céleste des détritivores qui font de l'Internet un gigantesque dépotoir, et de la liberté d'expression, l'impunité de raconter n'importe quoi sur n'importe qui. Ainsi se ramifient les chemins de croix et se rejoignent ceux des perditions. En parcourant le Bahreïn, me sont revenus en boomerangs les tristes souvenirs qui hantent l'Algérie: les attentats aveugles qui nous dépeuplaient, la terreur qui régnait dans nos villes et dans nos campagnes, les cortèges funèbres saturant nos cimetières cependant, curieusement, ces évocations douloureuses me paraissent moins monstrueuses que les élucubrations qui faisaient de notre martyre un fonds de commerce, moins laides que les «témoins» éhontés que l'on exhibait sur les plateaux télé comme des curiosités foraines, moins consternantes que les marionnettes à ventriloques que l'on nous imposait comme pièces à conviction; et j'ai pensé au doute que l'on avait réussi à installer dans les esprits et qui nous a troublés au point de prendre nos propres ombres pour des périls à nos trousses... Oui, les traumatismes sont parfois plus cuisants que les flammes de l'enfer! Revenons à Bahreïn... Dans la moiteur caniculaire, on n'entend ni cris d'enfants ni coups de klaxon. La place de la Perle, où se rassemblaient les manifestants, a été démontée par les autorités comme pour effacer les séquelles d'un choc émotionnel insoutenable. Je ne peux pas y accéder. La place est interdite au public. Je me contente de la regarder de la route... Mais le temps n'est plus au recueillement. Je mène un vrai marathon. Je veux tout voir, tout savoir, ne rien laisser au hasard et aux arguties. Alors, je me dépêche, je téléphone tous azimuts, je ne m'accorde pas de répit... Bonne nouvelle! Je suis autorisé à rendre visite à la poétesse Ayat El Ghermazi, que les médias avaient déclaré morte assassinée par la police. Je me rends aussitôt à Madinat Issa, non loin de Manama. Il est presque 13 heures, et le soleil cogne comme une brute. Je n'en ai cure. Les priorités sont ailleurs... Le centre de détention n'a rien à voir avec les prisons traditionnelles. Ni murailles imposantes, ni grand portail intimidant, ni scanners, ni grilles ferraillant lugubrement dans le silence des corridors. Le centre ressemble à un établissement administratif ordinaire. On nous laisse entrer en voiture dans la cour. Deux lieutenants de police femmes m'accueillent à la réception. Charmantes, affables. Elles sont au courant de mon passage, mais en sont un tantinet étonnées: effectivement, je suis le premier étranger à rencontrer Ayat El Ghermazi en prison. Les femmes policières me demandent de choisir entre le parloir ou une salle d'attente extérieure. J'opte pour la salle, qui est adjacente au bureau des deux lieutenants. C'est une petite pièce conviviale, équipée d'un canapé, de deux fauteuils en cuir noir et d'une table basse. On m'offre du jus de fruit. Ayat El Ghermazi arrive au bout de cinq minutes. Je suis frappé par sa jeunesse, entre 20 et 23 ans. C'est une fille frêle, à la silhouette juvénile, la tête dans un foulard. Elle porte un pantalon de jogging et un petit sourire sur son visage gracieux sur lequel ne figure aucune trace de sévices anciens ou récents. Et sa bouche, que l'on disait avoir été cousue aux agrafes, est aussi fraîche que les pétales d'une rose. Il n'y a absolument rien de la martyre décrite sur le Web et dans certains médias. La vérité est sous mes yeux, à portée de ma main: cette personne n'a été ni violée ni torturée... Ayat El Ghermazi a accepté de me rencontrer sans hésiter. Elle me connaissait de réputation et semblait au courant de mes démarches pour obtenir sa grâce. Elle m'a avoué que ma visite était «la plus belle attention qu'elle pouvait espérer». Je l'ai interrogée sur sa condition carcérale (Ayat est condamnée à 1 an de prison ferme pour outrage au roi dans un poème d'une rare virulence, que j'ai lu). Elle m'a certifié qu'elle ne subissait pas de traitement spécial, qu'elle purge sa peine normalement. Je lui ai promis de faire mon possible pour qu'elle recouvre la liberté. Nous nous sommes quittés avec l'espoir de voir le Bahreïn sortir très vite de sa crise et de se lancer vers de nouveaux défis. Car je suis complètement bluffé par l'extraordinaire essor accompli par ce minuscule pays (700 km carrés pour 1 million 200.000 habitants) en moins de deux décennies. Partis de presque rien, des gens de bonne volonté ont fait d'un bout de sable et de caillou, un véritable eldorado. Audacieux dans ses choix, révolutionnaire dans ses initiatives, le Bahreïn est un exemple d'ingéniosité et de tolérance. Ici, la chance est accordée à tous. J'ai rencontré des ministres, de hauts fonctionnaires, des diplomates issus d'origines modestes. Ils ont eu la possibilité de faire de grandes études et ils sont devenus des autorités respectables et compétentes... Alors, pourquoi ce soulèvement? me demandai-je. Peut-être parce qu'à Bahreïn il fait tellement bon vivre que ça frise l'ennui; ou bien, par on ne sait quelle ironie du sort, la vie réglée comme du papier à musique réclame-t-elle à l'usure sa part de désordre? Peut-être aussi qu'à force d'avoir le ventre plein, on se laisse tenter par d'autres appétits; qu'après avoir été trop riches, on se mettrait à vouloir joindre à sa fortune une certaine souveraineté, quitte à convoiter le Trône! Il me faudrait un roman pour y étaler ce que je crois avoir compris... Ce ne serait d'ailleurs pas une mauvaise idée. Après la prison, j'ai demandé à aller voir de près l'hôpital militaire où sont soignés les grands blessés du soulèvement et l'hôpital Salmania d'où le chaos est parti. Ici et là, la vie a repris son cours. On me fait visiter les différents services, me signalant que les soins étaient totalement gratuits pour les résidents, et coûtent 3 dinars (6 euros) pour les étrangers de passage, quelle que soit l'importance des interventions. On croit rêver!... Un grand blessé sunnite me confie: «Si ma blessure est le prix à payer pour que le Bahreïn redevienne la belle patrie d'hier, eh bien, je suis fier d'être sur ce lit. Je pardonne, même si je n'oublie pas. Parce que ce qui est arrivé chez nous est injuste, et insensé. On n'a pas le droit de mordre la main qui vous porte comme un trophée»... Dehors, c'est le même sentiment de dépit et d'incompréhension. «Personne sur terre n'est mieux traité qu'un citoyen du Bahreïn. Il y a même une banque pour les pauvres, et des aides pour les démunis. Ici, il n'y a pas vraiment de pauvres, encore moins de miséreux, il y a seulement des gens de fortune modeste. Le loyer est presque symbolique pour cette frange sociale. Ici, au bout de 15 ans de location, on devient automatiquement propriétaire de sa maison», me dit mon chauffeur, d'origine sri-lankaise... Lui aussi est choqué par ce qui s'est passé et trouve que le Bahreïn ne méritait pas ses drames (Une vingtaine de morts, entre insurgés, forces de l'ordre et émigrés massacrés par les fanatiques; chiffres officiels validés par des ONG)... Il faut reconnaître que l'absurdité du soulèvement a marqué les esprits. Partout, on a l'air groggy, on n'en revient pas. Par quel sortilège les bienheureux exigent-ils leur part du malheur? se demande-t-on ici. Et pourquoi donc, pourquoi?... Le regard se tourne vers les obédiences qu'on dit sectaires, hostiles et réfractaires à la philanthropie ambiante... En effet, comment ne pas partager leur hébétude lorsqu'on a fait le tour de l'île et visité tous les quartiers, riches et modestes? Après avoir été admiratif devant une poignée de gens qui, grâce à son imagination et son audace, a réussi à faire d'un radeau un navire et d'un bout de terre nue une oasis futuriste hérissée de gratte-ciel flamboyants, d'hôtels-palaces, de petits coins paradisiaques, d'ouvrages splendides, et de chantiers en pleine extension, comment ne pas rester stupéfait devant un tel besoin de gâchis tandis que tout est réuni pour le meilleur et pour tous?... J'ai été sur les 5 conti nents, dans des pays prospères et des pays misérables, découvert des merveilles et des trivialités crasses, nulle part je n'ai constaté un tel niveau de vie, un tel bien-être et une telle mansuétude. Le Bahreïn est le carrefour des civilisations et des croyances et en reste un digne gardien aussi dévoué que connaisseur. La culture est une réalité, ici. Musées, temples, sites archéologiques, vestiges des âges enténébrés, traditions, rites, artisanat ancestral, l'ensemble des héritages historiques et civilisationnels sont au coeur des soucis majeurs du royaume; les vieilles citées, les vieilles habitations, les vieilles ruelles sont restaurées à l'identique, à l'originel. Quant aux courants religieux, ils fusionnent comme de par le passé. Juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, animistes, chacun mène sa barque comme il l'entend. La synagogue à Bab El Bahreïn, le temple hindou au souk de Manama, les églises Sacred-Heart et St-Christophe au coeur de la capitale, le temple de Barbar, les sanctuaires Bahaïte et ceux du Bohra en sont des preuves édifiantes. Je ne suis pas allé à Bahreïn pour recevoir un prix, ni pour encenser un bienfaiteur. Je n'ai jamais mangé de ce pain. Et j'ai horreur des flatteurs comme des diseurs de bonne aventure. Je suis allé à Bahreïn défendre la vérité. Mais qu'est-ce que la vérité, de nos jours, sinon un rabat-joie? Que représente de nos jours la sainte vérité lorsque les ragots passionnent les foules, lorsque les scandales atteignent le nirvana, lorsque que les énormités passent plus aisément qu'une lettre à la poste? Qu'est-ce que la vérité aujourd'hui, qu'est-ce que la dignité, que sont devenues les valeurs humaines dans la liesse des lynchages et des rumeurs abracadabrantes? N'empêche, il faut défendre ce qui mérite d'être défendu, ce qui mérite de nous élever dans notre propre estime. C'est ce que je fais en ces pages volantes qui finiront, soit comme emballage pour un kilo de sardines, soit en feuilles mortes emportées par le vent... J'ai toujours clamé que l'honnêteté se paie très cher, mais qu'elle finit par payer. Je suis heureux de n'avoir pas à reconsidérer le moindre de mes propos consacrés à Bahreïn. Je m'y suis rendu pour me rassurer. Je suis plus que rassuré, fier de ne pas m'être laissé emporter par le tsunami médiatique, et heureux de constater que la crédibilité d'un homme ne repose pas sur son audience, mais sur sa sincérité. Je me suis trompé parfois puisque nul n'est infaillible, mais rarement lorsque ma conscience interroge le fait avéré. Il existe un proverbe africain qui dit: «Celui qui ne sait pas qu'il ne sait pas est une calamité». Beaucoup de gens croient savoir alors qu'ils ignorent tout, et ceux-là sont plus dangereux que les guerres et les pandémies. Sans discernement ni retenue, ils ruent dans les brancards et pensent faire des vagues alors qu'ils ne font que du tort à eux-mêmes et aux autres. Il suffirait de les éveiller pour sauver la face, encore faut-il qu'ils veuillent se donner la peine d'arrêter de s'entendre rugir comme des tigres en papier... La mère d'Hannibal Lecter admirablement interprété au cinéma par Anthony Hopkins, disait: «Ce qui importe dans la vie, c'est faire des expériences.» Et il n'y a pas plus grande expérience que de décoder par soi-même la complexité des êtres et le sens des choses. Mesurer la bêtise humaine est aussi nécessaire au commun des mortels que la science et la conscience. Car tout a un prix en ce bas monde, le courage au même titre que la couardise, l'érudition comme la méconnaissance... Vivre, c'est surtout ne pas se laisser guider par des aveugles, et il n'est pire cécité que celle de prendre ses allégations pour des prophéties et son nombril pour le centre de l'univers. Le monde se porterait beaucoup mieux si les donneurs de leçons commençaient par les retenir, eux d'abord, si ceux qui se réclament de la justice s'abstenaient d'exercer l'impunité comme un sacerdoce. Mais, je suppose, l'homme n'obéit qu'aux vertiges de ses vanités, et le Messie lui-même ne pourrait rien y changer. (*)Yasmina Khadra est traduit dans plus de 40 pays et lu par plusieurs millions de lecteurs dans le monde. Elu Meilleur livre de l'année aux Etats-Unis pour «Les Hirondelles de Kaboul»; Meilleur livre de l'année en Allemagne pour «l'Attentat»; Meilleur livre de l'année en France pour «Ce que le jour doit à la nuit», l'Académie française vient de lui décerner le Grand prix de littérature Henri Gal, Prix de l'Institut de France 2011 pour l'ensemble de son oeuvre. Son nouveau roman «l'Equation africaine» paraîtra au mois d'août chez Julliard-Paris.